CHAPITRE PREMIER
Alors Sarzeau avait fait un feu. Un petit feu, mais un feu. Cest trop facile pour le type qui se tient debout au-dessus de lui, le pistolet serré dans sa paume gantée. Ce gars-là les avait roulés, eux et les flics durant trois jours et deux nuits et là, du tout cuit - façon de parler, vu létat du gars Sarzeau - trop facile, que cétait. Sûr, on fout pas comme ça une balle dans le ventre du fils du patron, même si lon parvient à déjouer les réseaux de lOrganisation pendant tout ce temps. Faut dire que ce pauvre type avait du cran.
La route à Sarzeau, la piste du flingue, cétait ici quelles sarrêtaient. Ca arrangeait tout le monde, la mort de ce type, tout le monde.
Cest un beau jouet, le flingue. Un beau pistolet. Droit, massif, bien fait, parfait. Et le type, il le sent dans sa main, si sûr, un pistolet qui va pas le lâcher, droit et sûr, ouais. Il est fait dacier par le feu, pour le feu, le feu qui jaillit, le sang quil crache, lhomme recroquevillé dans la poussière. Mort, lhomme, fini. Lautre petit salaud qui rigole. Une pièce de tissus noir qui racle à nen plus finir le sol mal dallé dune église qui sent le moisi.
La statue sanglante aux yeux clos. Le Christ.
Le rire maléfique et enjoué de Satan.
Le petit monticule ébréché sous une touffe de poils noirs. Pas ce soir chéri.
Le rebord plissé dune jarretière rose, une fille qui tient le mur. Jour de paye.
Nous nous connaissons depuis longtemps, mon petit Sarzeau... Oui Patron.
Atelier quatre, vous êtes à la bourre ! On vient chef, on vient !
Suppression des primes !
Fermeture des ateliers trois et neuf.
A quand notre tour ?
Aujourdhui.
Aujourdhui, cétait du pire que tout. Un matin de novembre brouillasseux, vingt minutes après que la sirène ait gueulé son appel quotidien à léquipe un qui vidait dune traite les gobelets de café noir sans sucre et rebouchait les bouteilles Thermos sous les yeux livides des projecteurs halogènes. Cétait le dernier tour de nuit de latelier dix-huit et les moteurs des cars de ramassage grondaient déjà dans la grande cour et tout ça, ça faisait du jaune, du gris, du sale et du puant.
Aujourdhui, ce jour-là, les contremaîtres distribuaient les communiqués de la Direction qui annonçaient la fermeture des ateliers six à treize et seize à trente. Et les sous-directeurs, la pas lâché le pistolet, Sarzeau, il est mort.
Sang, sang dans la bouche, puis sur les yeux et dans la poussière du sol de ciment qui sétait accumulée là durant la période où quon avait laissé cet entrepôt à labandon. A la tête, un trou. Un trou plein de sang. A la tempe. Peut-être quen collant un oeil curieux contre ce trou là, comme le ferait une pucelle à léveil par lorifice dune serrure, on pourrait saisir quelques uns des souvenirs du gars Sarzeau avant quils ne sévaporent complètement. Ca fait comme un brouillard plein dombres, des instants épais et humides, salement humides. Faut dire que le gars Sarzeau, il avait une vache détiquette mochement gravée sur son front inutilement volumineux :
Valfleuris, vin de table français, douze degrés dalcool.
La mort dun sac à vin, ça na jamais choqué personne. Faits divers : Jean Sarzeau, lhomme qui dans la semaine écoulée a créé un vent de panique au sein de notre ville, a été retrouvé mort hier, au petit matin. Fabien C. sans domicile fixe déclare lavoir découvert dans une telle mare de sang, quon aurait cru que Satan avait pissé là . Les enquêteurs ont conclu au suicide.
Une photo agrandie - ça fait ressortir les tâches de graisse de loriginal, ça fait réaliste - du gars Sarzeau le jour de son mariage. Pas de photo récente, il avait une gueule trop banale, des traits bonasses, un crâne purement dégarni, un bide gonflé comme un édredon de plumes, une gueule trop banale, que je vous dis, pour faire lennemi public numéro un.
Des souvenirs, il en a comme tout un chacun qui a fréquenté lécole des hommes dici bas, des pas plus mauvais que dautres, des pires que tout. Ya des gens, comme ça. Pour certains, il suffit quun crayon glisse de travers sur une carte pour bouleverser la surface du monde, pour dautres, rien ny fait. Cest comme ça, quon dit. Des souvenirs, des instants.
Un paquet de Gitanes sans filtres écrasé en une boule presque parfaite dans une main poilue. Papa.
Tu me tueras, Jean. Maman.
Je ferais de toi un homme. Mon commandant.
coeurs, dissimulés par la carrure souvent importante des petits chefs, appelaient de leur voix pincée ceux dont les préavis étaient déjà établis.
Boudaut, Darreau, Fazel, Fernandez, Jubiard, Montarieux, Olivier, Poitou, Rel, Renart, Salliez, Sarzeau, Triel...
Cétait une saleté de jour jaune et gris, cétait une mauvaise relève et putain nom de nom, fallait croire que le temps tournait à laverse. Sûr, ils lont dit. Ils se trompent tout le temps. Pas cette fois, faut croire.
Les gars des syndicats se tassaient sur leur siège, parce que ces cons, fallait encore quils prennent les places assises.
- On a quand même obtenu les plans de reconversion !
- Pour les jeunes. Moi, ça faisait trente ans...
- Ecoute, Sarzeau, faut comprendre. La Conjoncture Actuelle...
- Tu causes comme eux, Bébert. Mon père a trimé quarante ans, pour eux. Cétait au temps où que louvrier, on comptait pas sans lui. Putain dentreprise et putain dConjoncture Actuelle, voilà cque jdis.
Bien lancé, bien senti, bien bavé, avaient pété certains. Ils avaient tous la télé et même si tous préféraient ouvrir les quotidiens à la page des sports, chacun dentre eux savait jacter conjoncture actuelle. Bref, on sest fait avoir.
Maximes :
La vie sans travail cest comme la mort sans âme. Le curé.
Le curé sans morale, cest comme la vie sans femme. Riton.
Tamènes plus de fric à la maison, quelle avait dit, Jeannine. Jai ma vie à vivre, moi. Ca voulait dire quoi, ça, sa vie à vivre ? Se tirer avec le type du bar-tabac den face ? Quelle se casse, si elle le voulait. Len avait rien à foutre, non, rien.
Ca, elle sétait cassée, avec le type du bar-tabac den face. Contre un platane à cent quarante à lheure sur la nationale sept. Ils avaient pas eu le temps de souffrir, il parait. Dommage.
Il y avait eu les jours vides que Sarzeau avait passé à regarder couler le vide par la fenêtre du salon. Et à pointer à lAgence pour lEmploi. Et à écouter parler les bonnes femmes de devant léglise - la fille de madame Duchemin sétait défenestrée, cétait les nerfs, chez elle, moi, cest les articulations, on en vient tous là dune manière ou dune autre, cest la vie.
La meilleure façon de crever, cest encore la mienne, chantait un légionnaire sur la terrasse de Chez René, même quil faisait salement froid. Et Sarzeau trinquait avec lui, mais de loin et en silence, cause que ces gars-là sont tous un peu démis de la tronche et quil aimait pas la bagarre, Sarzeau.
Sarzeau, il préférait le douze degrés. Peut-être parce que... Plus lent, plus triste, quoi, comme dedans son crâne tout nu. Plus sale. Comme lappartement, rue des Peupliers. Quest-ce quil en avait à foutre, Sarzeau? Il y avait que lui qui pouvait voir. Parce quil était seul, Sarzeau, tout seul. Tout seul, tout sale. Mais par tous les trous du Diable, tant quil y avait le pinard ! Tiens,
il ny avait plus de pinard.
Fallait sortir dans la ville, dans la rue, toute pleine de monde, pleine de poussière, toute vide, en somme. De quoi pouvait-elle être pleine, la rue ? Quest-ce quil y avait dans la rue ? Rien, non, rien... Rien que des gens qui vous crachent à la figure que vous existez un peu, un tout petit peu, quil y a queux qui sont propres et que vous êtes sale et que ça les emmerde. Ben que ça les emmerde ! Quils sétouffent tous cons fallait bien quil sorte.
Il irait au bistrot, tiens pour savoir comment le monde arrivait à se supporter. Il y aurait un gros Louis meuglant sur sa belote après un petit portugais craintif, cause que son Amanda chérie - une sorte de perruche au teint jaune - naime pas quil bouffe froid lordinaire familial. Il y aurait une Yvonne, un Momo, des pas plus que pas grand chose, qui feraient plus de boucan avec leurs riens-du-tout quun marteau piqueur au petit matin. Sarzeau, quaurait la tête comme un chalutier dans la tempête, reviendrait se finir au rouge, au chaud et dans le noir.
Au troisième, côté cour, la rue na aucun droit sur le silence. Sarzeau tirerait alors une chaise sous la fenêtre de la chambre, il sy poserait calmement, dans lombre pour ne pas effrayer le gros chat qui lorgnerait les pigeons du toit den face. Il trinquerait à leur santé, aux pigeons et au chat et le soir viendrait faire cesser tout ça.
Cétait ce quil attendait, Sarzeau, le soir. Cest que le soir, les Bêtes surgissent dans sa tronche et dans la pièce. Dinfâmes bestioles sans formes mais quil commande à la guise du vin, au point de les toucher et de se faire aimer. Ces Bêtes-là sont les siennes. Les bestiaux du dehors, issus des étrons les plus gluants du Diable ny peuvent rien.
Le curé avec sa morale ? Rien.
Les bonnes dames et leurs cancans ? Rien non plus.
Les Béberts avec leur Conjoncture Actuelle, leur télé, leurs quotidiens ? Pas plus que les autres.
Seul le vin sait les faire venir, les faire danser, seul le vin sait faire taire les bestiaux de Satan.
Se lever et sortir, cest ce que coûte le vin. Le vin est cher. Sortir, Sarzeau lavait réglé avec les Bêtes qui sauraient le soutenir jusquà lultime pas. Mais se lever quand il a fallu faire leffort de croire mourir toute une nuit et durant encore une bonne partie de la journée suivante, écarter son linceul sale mais chaud, se découvrir nu et avoir froid, ça non, ça tient de lEnfer, des sourires canins des curés de Satan.
A preuve que cest lEnfer, cest que ça brûle où le vin est mal passé. A preuve que cest du mal, du mauvais, cest que le monde ne tient pas en place sous le talon quil y pose, que le froid mord trop vivement les chairs flasques et chaudes quil y expose. Une plante grimpante et touffue, invisible et surgissante le saisit comme un insecte imprudent aux points les plus évidents de sa masse et les choses, les meubles, les bibelots, les objets, les idées, les images gravitent autour de lui, moqueurs, moqueuses, moqueries. Au Diable le monde, à Dieu le vin, il fallait bien y tenir, là-dessus, sortir et ça, cest une idée sûre.
Ca ne sent pas bon. Le vomi et la Gitane froide. Il na pas nettoyé le vomi. Le vomi pourpre du vin. Ca nest que du pinard qui vient du dedans.
Frusques.
Une chemise beige aux col et manches noircis parce quelle a traversé les jours vides sans sécarter de la peau du gars Sarzeau. La crasse tient chaud où il ny a rien à perdre.
Le pantalon de toile verte, épaisse et rude, a tenu une pleine semaine avec ses longues nuits à la taille de lhomme. Lhomme a contenu chacun de ses désirs dans ce vêtement froissé et maculé au plus haut point.
Ses désirs.
Boire - se lever, sortir.
Pisser - traverser la chambre, le salon, les marécages de désordre quil faut éviter pour ne pas se blesser.
Faire ça. Terrible. Faut traverser le salon. Pourquoi ne veut-il pas traverser le salon ? Parce quil sent le vomi et la Gitane froide, le fond de bouteille et le cassoulet graisseux dans le cul de la boite. Non. A cause de larmoire à glace, à cause du grand miroir. Lautre fois, dans le grand miroir, il a vu... Comme si il y avait un monstre du cinéma qui vivait dedans. Mais il était saoul, la dernière fois et toutes les fois où les Bêtes étaient venues trinquer aux diables, clouant le monstre du grand miroir, qui lui est un espion des bestiaux de la rue. Comme une image déplacée de Sarzeau au temps quil y avait le Patron, le curé et Jeannine.
Regarder.
Les choses ne sont pas en place. La chose vit dans son miroir, supportant par un fantastique courage un visage si semblable au sien - informe, sans talent. Les choses ne tiennent pas en place, le vase en faïence bleue de la desserte du salon tourne sur lui-même, puis dans le vide et se brise sur le parquet, faut pas, faut pas que les choses ne soient pas en place. Une fenêtre mal fermée, ça fait des courants dair qui montent en spirales dans les jambes du pantalon en toile rude. Les poils de lhomme se dressent contre le textile, provoquant diverses démangeaisons et irritations dont le gars Sarzeau se fout éperdument.
Le gars Sarzeau se fout de pas mal de choses. Ainsi, le désir duriner qui alourdit son sexe ballant dans un slip élargi par les variations de ses graisses fessières, appelle-t-il dautres désirs. Mais Sarzeau sen fout éperdument.
Faut que jy arrive, quil pense, le gars Sarzeau. Cest plus très loin, maintenant. Mais putain de nom de Dieu, faudrait que le monde se décide à plus bouger, pour que jy arrive.
Les choses ne sont pas en place et aucun sens ne confirme quil soit un équilibre possible. La matière existe quand le toucher laccorde, or le toucher est absorbé à constater certaines douleurs chez lhomme.
Tu es malade, quil dit.
Sûr.
Cest le vin...
Pas évident.
Cest alors que surgit le curé au doigt dressé et rigide - le monstre du miroir - au moment où lhomme cherche du regard un truc normal, cest à dire stable. Lhomme est persuadé que cest la haine des bestiaux qui pénètre par la fenêtre entrouverte et bouleverse le décor.
Mais le curé du miroir :
- Allons, Jean ( on dirait que cest maman qui cause ) tu es saoul ! Tu es malade, Jean. Quand cesseras-tu tes folies, pauvre brebis égarée ? Le monde tremble et seffondre autour de toi. Au vin la faute, au buveur le châtiment. Jean, Jean, cest le vin qui temportes sur le chariot du Diable!
Sarzeau déteste linsistance. Il ne sait pas ce que cest, mais il la déteste. Linsistance est la bave visqueuse des bestiaux.
Quelque chose se déchire autour de lui - cest un poussin qui brise la coquille de son oeuf - et Sarzeau semporte pour lui-même dans les courants de sa fureur. Il y a un gros cendrier jaune sur une table basse, il y a un geste, un instant orageux.
- Jean, Jean, dit encore le monstre du miroir avec son sourire bienheureux qui se fend ainsi que le reste en mille éclats argentés dans un fracas éblouissant. Des perles blanches aux bords violents couvrent le parquet jusquà dincroyables distances et leur formation migratrice a transporté les cendres noires de quelques minutes incandescentes entassées en heures dans le gros cendrier jaune.
Sarzeau cligne des yeux - tiens, ça commence à tenir droit - il voit linfernal désordre qui na plus de voix, plus dyeux, plus de mains et le désordre ne leffraie en rien. Il cause à la porte en bois où quelques plaques de verre saccrochent encore, tenaces mais impuissantes.
- Cétait pas le vin, quy dit.
Et Sarzeau part pisser. Il vomit un peu en fourrant deux de ses doigts grossiers au fond de sa gorge et il estime quil est temps, maintenant, de sortir.
- Je marrache.
Lair est humide et frappe violemment le visage de lhomme qui marche. Cest la rue des Peupliers. Seffacent les malaises du lever et sélève un vague sentiment de victoire. Quelque chose en Sarzeau a dépassé le seuil des habitudes quotidiennes et le cycle des diverses douleurs qui parcourent un plein jour.
Alors Sarzeau, songeant que le monde ne sacharne peut-être plus sur son sort décide de pencher la pointe de son nez sur la réalité des autres.
Belle journée, quil pense. Jsais pas pourquoi, mais cest une belle journée. Il te reste des sous du chômage, tas raqué le loyer du mois, tas limpression que tu vas faire quelque chose de ta vie, mon gros Jeannot. Faudrait que tu te mettes quelque chose dans le ventre, que tu arroses le retour des beaux jours et cui-cuitent les oiseaux. Pourquoi que tirais pas essayer de rencontrer une mignonne chez René? Cest pas parce que je lui dois trois sous à René, que je peux pas me pointer dans son rade. Puis si il veut pas René, jirai draguer ailleurs.
A chaque pensée qui défile, claque un pas sur le trottoir. Où quelle est pas tendre, la semelle de ses chaussures en faux cuir qui niaque un peu de son bien-être, il a des lourdeurs dans les jambes, mais à leur sommet son sexe - vieux frère oublié - se gonfle, se dresse, lappel est imminent.
Et puis un pas précède un autre pas que pousse un regard vers lavant de sa démarche. Et puis leau grise dune lessive sécoule à ses pieds et puis il se souvient, en longues déchirures dont langle aigu perce un présent instant et puis il y a des questions, qui à la suite des souvenirs posent lun de ses pied dans les sinuosités du caniveau qui porte à des fins ignorées ces cadavres dinstants qui hantent nos honorables poubelles. La pureté des poubelles est incontestable car jusquà leur anéantissement, elles portent en leur sein les secrets dinfâmes confessions. Parfois souffrent-elles le martyr dun coup de couteau porté sur leur poche ou du coup de pied mal chaussé dun pauvre bougre qui à sa misérable liberté va ajouter les résidus de la richesse dautrui.
Certaines de ses ballades avinées ont amenées Sarzeau - avant que ninterviennent les Bêtes du dedans dans les délices dun jour solitaire - à caresser les tendres courbes dune poubelle plastocheuse lâchement abandonnée à son religieux sort. Il leur a parlé et parfois pleuré sur leur mort.
Et puis il y a ces impressions imparfaites qui roulent sur les mots mal connus dune langue mal apprise, celle de sa mère - tu me tueras, Jean - et puis quoi, encore, et bien ces images qui percent la fragile surface de son oeil et cette femme qui passe hors de sa portée et le fera rêver cette nuit. Et il y a cette insoutenable attente qui résulte de la distance à parcourir encore de lavant de son pied jusquau vin qui lattend, ou quil attend et puis leffroyable mouvement de la ville qui sagite autour de lui et puis il y a lui qui projette une factice similitude à lui sur certains des visages passant et puis il y a ce monde si petit que lon ne peut éviter dy croiser des parcelles de soi et pourtant Satan sait que Sarzeau est lindividu quil souhaite le moins rencontrer sur son passage, mais, mais il y a ce gros chat gris qui ressemble à celui du toit den face et lYvonne de chez René qui passe sur lautre trottoir en feignant de ne pas lavoir vu et cette bigote désormais presque aveugle qui faisait autrefois chanter le choeur des enfants à la gloire de,
de lAgneau qui enlève le péché du monde,
du sang de lAgneau qui abreuve le Divin Enfant,
des dragées aux amandes de monsieur Cazeneuve.
Et puis ce trop plein dinsalubrité qui finalement engloutit son regard dans létoffe du vide que son poing serré froisse à en extraire les moindres parcelles de néant.
Et en fin de compte il parvient épuisé au seuil de lépicerie où un dernier affrontement - avec quelques paroles prononcées - lui permettra dacquérir le vin.
Il se charge des poches de papier marron sans éprouver daffliction quant au poids de son fardeau, il paye et remercie lépicier - doublement, après que celui-ci ait eu laffront de lui souhaiter une bonne journée - il pousse la porte dun coup dépaule et la rue sétend à nouveau face à lui comme un long ruban gris où souffle un vent glacé. Les courbes et les pentes sinversent brutalement. Une chansonnette traverse un instant lesprit de Sarzeau. Lesprit de Sarzeau manque de questions. A chaque pas quil abat sur le sol froid et stérile, il repousse une question et donne une réponse au néant quil croit vide daucune question.
Je marche.
Je possède le vin.
Je connais les Bêtes du dedans.
Je vais rencontrer une jolie femme.
Je vais chez René.
Je marche.
Et soudainement, alors quà nouveau passe la femme qui est hors de sa portée et qui le fera rêver cette nuit, alors que lui, il passe inaperçu aux yeux pervers du monde qui sagite autour de lui, dun pas suivant resurgissent les douleurs nées de léveil. Aucune similitude à lui nexiste finalement sur aucun des visages quil croise, langoisse que lui inspire cette injuste négligence lacère sa peau et étreint ses entrailles dans un violent étau.
Il presse son pas malgré les insoutenables tensions qui rendent raides ses jambes. Si son estomac parvient à maîtriser quelques douloureuses contractions, il ne supporte aucunement leurs regards qui pèsent sur la courbure que prend son corps, alors que malgré tout, son pas saccélère encore.
Malgré tout ? Malgré quoi, le Vilain qui cause dans ma tête ? Mais quest-ce qui me prend donc? Voilà que tu me fais questionner le rien du tout ! Vois-les qui me matent à men gratter la peau, vois-les qui ne supportent que je les croise, vois-les qui sagitent dans leur petit monde et qui voudraient que je sois lignoble de leur cause. Jai les vomissures qui sagitent au coin de lestomac, moi. " Cest le vin ", quil disait, lautre, le putain de curé de Satan qui se permettait dexister dans le miroir du salon. Le miroir, je lai étalé. Faudrait pas quon se moque trop longtemps de la pauv tête à Jean Sarzeau...
Une mère Laconcièrge, appuyée au pas de sa porte sur le manche de son balais de paille, comme un évêque sur sa crosse au parvis de la Cathédrale, postillonne une romance publicitaire que braille en échos un petit poste gris posé sur sa fenêtre. Elle ne doit guère manquer dappuis au Paradis pour juger de son regard gluant et coulissant le passant aviné qui use son trottoir. Voilà qui est bien triste - clame en elle une populaire sagesse - cest bien le Sarzeau des Peupliers, allez, cest bien malheureux, oh oui, bien malheureux. Que la Sainte Vierge prenne donc sa pauv mère en pitié !
Et vlà quest réglée pour elle une journée complète du gars Sarzeau. Bien sûr, cest une honte doser se montrer comme ça, ya des enfants qui peuvent le voir, mais quelle pitié, allez.
Sarzeau menace la bonne vieille dun regard foudroyant - cty le Diable, quil veuille à ce point? - et poursuit son chemin qui ne cesse de sallonger à mesure que la douleur saccroît. Les misérables restes de sa poche stomacale se révoltent à nouveau contre un courant dair glacé qui nen voulait quaux mains et visage du pauvre damné. Les vomissures montent déjà chaudes vers ce cratère mainte fois ramoné par le magma bilieux quil tient des bestiaux de Satan. Si il continue à se tasser comme il le fait, à peser sur ses brisures, à apaiser ses courbures, ses genoux toucheront le sol et sa langue raclera la poussière municipale du trottoir aux relents dun cabot chieur. Il va se fracasser les mâchoires sur le bitume et crever là, misérablement solitaire au milieu deux. Quoiquaucune flagellation du vent ne puisse venir à bout de son épuisement et quaucun des doigts moites qui matérialise sur sa peau trempée limpudeur de leurs regards ne puissent en réalité faire émerger en lui la conscience dun quelconque péché, il sait, il sent quil est lui-même un doigt accusateur posé sur leur chemin, quil est le jouet dobscures forces dont lusine aurait été la main, le curé la voix, Jeannine le sein, maman le ventre, la rue le regard, quil doit se soustraire au jeu pervers de ces même forces, quun gravier isolé a glissé sur le bitume et perce la toile verte et rude de son pantalon pour meurtrir son genoux droit qui a chuté sur le sol, que lhomme - mais est-ce bien un homme, car linstant dune vision, il le voit couvert décailles grises - surgissant soudain dune ruelle dont la gueule bée à la droite de Sarzeau, lhomme surgissant est empli dune particulière violence.
Il le bouscule au moment où Sarzeau se relève, le projette contre un proche mur et il marmonne de vagues excuses, Sarzeau lui répond par une vague insulte et gémit vers Dieu une vague prière qui fait comme un souffle dair sachevant dans une plainte aiguë, le pauv toutou, ricane quelquun dans son vague crâne.
Sarzeau ne tient pas compte de la provocation et il ne soccupe plus que de ses douleurs comme dailleurs il le fait depuis quun petit chef caché par limposante carrure dun contremaître a craché son nom dans la poussière dun jour de novembre.
Il avance péniblement dans la ruelle qui est en réalité une impasse, doù surgi lhomme violent - laut enfoiré de bestiaux qui se payait la pauvre tronche à Sarzeau. Mais ils lauront pas comme ça, hein, Sarzeau, ils le laisseront au moins clamser en paix. Clamser dans cette putain dimpasse toute déserte ! Elle appartient à tout le monde cette putain dimpasse où quils entassent leurs vieux cartons. A moins que, vu la tronche de lautre enfoiré de bestiaux quarrivait de nulle part, hein, peut-être quil pissait un coup dans limpasse, non, celle-là, on la fait pas au vieux Jeannot, vieille branche, vieux gorille, hein à moins que...
Non...
Accroches-toi au mur, perds pas pied, tu pourras tallonger sur ce tas de vieux cartons, hein, tu pourras, quand tu y arriveras, au bout du mur, là-bas, hein, ça serait pas, par hasard...
Comme les choses commencent à ne plus être à leur place, comme la pesanteur perd ses droits sur les plus infimes traces de matière, comme les choses quittent leur écrin respectif, respecté, parce que voyez-vous, si aucun sens ne soccupe plus daucun respect des règles matérielles, aucune pensée ne peut affirmer quaucun ordre soit et ses sens soccupent de délicatement disséquer pour son esprit la floraison des douleurs dans...
Tais toi !
Ils ont fermé les yeux sur linstant de ma mort, et toi... Toi tu causes encore dans mon crâne, alors que jen suis sûr, derrière les cartons, hein,
( trois petits pas et patatrac )
ya
( patatras )
les, les, les saletés de portes de lEnfer où que sont précipités les pauvres souffreteux comme le vieux Sarzeau, hein !
Patatras ! Le pauvre Sarzeau et les bouteilles de bon vin dans la poche en papier marron ! Lestomac proéminent de lhomme, le pauvre bide au pauvre Sarzeau sétale avec un grand flac dans leurs poubelles entassées et son nez gonflé semplit des puanteurs de leurs déchets. Il gémit, prend peur, sagite. Le vent glacé cogne contre le mur gris qui sélève pour clore limpasse sombre et les résidus aériens griffent son crâne lisse, emportent les chaleurs qui subsistent sous sa peau, liquident les morceaux de conscience qui pouvaient encore rendre compte de la place des choses, révèlent finalement lexistence dune masse de chair au pied dun monticule érectile de matière grise.
Malgré les efforts végétatifs quil fait pour refuser, malgré la conscience quil a perdu et les jardins de bonne volonté quil sest efforcé de fuir, rien ny fait, une masse de chair pèse sur le béton froid : il existe.
Alors il séveille - la nuit qui chute lentement sur les folies contemporaines glace ses membres - et presque malgré lui, il sassoit par terre encore tout sanglant des diverses craquelures quavaient creusé langoisse.
Il y a en réalité la flaque familière de vomissure répandue sur le sol à proximité de lemplacement ultérieur de son visage, mais il y a un moment où sang et vomi, cest du pareil au même pour le gars Sarzeau, la preuve dune agression à son encontre, contre sa vulnérable chair étalée.
Son coeur se soulève jusquau sommet de sa poitrine et il lui faut un point dappui pour retrouver une position moins vulnérable, ou tout au moins plus verticale. Sa main gauche fouille lair et trouve presque immédiatement laccord dun vieux carton de la bonne hauteur.
Sa main droite cherche de même sans quil ose tourner la tête, car un fourmillement bilieux lavertit du risque dune nouvelle éruption organique, que les sabots du Diable lentendent, cest pas le moment.
Sa main cherche, ses doigts glacés fouillent le sol, ne trouvent rien, cherchent encore - aucun appui - se découragent, une dernière tentative, un chiffon, trop mou, trop bas. Une douleur à lépaule, il se souvient du type qui la bousculé à lentrée de limpasse. Ce chiffon gras, trop bas.
Jai cinq doigts au bout de chaque main, une main sur un bon gros carton, lautre sur un je ne sais quoi, un quoi, dabord ?
Cest bien lourd et bien dur.
Ca serait-y pas un petit lingot pour le pauvre Sarzeau ?
Ca serait-y pas le bon Dieu qui songerait à mon petit Moi ?
Et bien, déballe lui ce sacré chiffon !
Oulah ! Ya pas le feu...
Que si, ya le feu. Ouvre !
Bon.
Sa main droite soulève lépais chiffon gris maculé de graisse à machine - cest bien lourd, bien solide - sa main gauche quitte son appui, hésite un instant, se fait engueuler à main droite, flâne sur le vieux pantalon vert en toile rude et le bout de ses doigts saisissent lextrémité pointue du gros textile, comme ils leurent fait ya pas vingt ans avec la culotte dune mignonne de la rue de...
De la rue de quoi, déjà ?
Attends, cétait un jour de paye, même que les copains...
Sarzeau !
On vient, on vient...
Il écarte un pan du voile, passe le paquet à gauche, puis non, il y a de la sûreté à droite, il sarme de courage - du cran mon vieux Jeannot - il ouvre le colis et le temps dun petit coup au coeur, ben ça!
En exceptant la finale de la coupe et les élections du comité dentreprise, Sarzeau navait ressenti aucune surprise depuis... Depuis longtemps.
Cest un truc qui monte subitement et tend dun coup toutes les commissures des rides que lennui a creusé dans ses graisses, ça ne dure pas longtemps, le temps juste dun chapelet de " ben ça " et de " vains dieux ", " vingt dieux " et " vin de Dieu ".
Diable cornu qui déflora ma grand-mère, sacré buveur deau plate, que me fais-tu là ? Un calibre comme ça - parce que cest un sacré beau calibre - je nen avais jamais vu en vrai. Il y a du louche, sûr.
Un instant plus tard, il est sur pied, plus envie de dormir, de vomir, léger, fort, neuf. Il ny a plus de ce vent aigre, ou si il y en a - il y en a - il y a plus de froid, ou cest que cest lui qui a bien chaud. Et il y a ce flingue, bon Dieu. Et la tête qui lui tourne encore un peu, les Bêtes qui se déclarent aux portes de la nuit.
Le hasard a tendu trop de pièges sur sa route, le hasard est la force obscure quils utilisent le plus couramment contre lui. Est-ce le hasard qui a posé larme sous sa paume moite ? Cest quelque chose qui ressemble en effet au hasard, mais il fait rapidement le rapprochement entre les bestiaux aux faciès tout à fait humains et qui pourtant nont rien dhumain et ce qui ressemble au hasard et qui nen est pas tout à fait un, jeu dune force qui pour être occulte ne semble pas vraiment obscure. Et puis les Bêtes rient, rient, rient joyeusement, elles rient comme lui aurait ri si il avait eu une raison de rire, sans taquineries, sans méchanceté, du fond de leur petit gosier cristallin. Leur rire, cest de la musique. Elles virevoltent autour de lui et leurs voltiges, cest une danse.
Lanalogie qui éclaté soudainement avec les petits éclairs roses qui annoncent lallumage des réverbères dans toute la ville, il la puise dans une plus petite enfance que la sienne propre. Dans la sienne, il y avait un morceau de papier bleu nuit, constellé de petites tâches blanches qui figurent des étoiles sous lesquelles on disposait de petits personnages en terre cuite et peinte, un bébé dans un berceau de paille, une dame en bleu, un monsieur barbu, un âne, un boeuf, des moutons, un paysan - non, Jean, cest un berger - et de petits anges ailés qui jouent de la trompette sous léclat dune étoile à six branches et ça, cest loeil de Dieu, la magnifique Vénus.
Sarzeau, le flingue, les poubelles, le vin et les réverbères. Et les Bêtes.
Alors quoi, qui joue ainsi dun semblant de hasard, qui a monté la crèche où séveille Sarzeau, qui fait chanter les Bêtes au-dessus de lui ? Il regarde le flingue dont les chromes flamboient comme des larmes détoiles dans la lumière mauve du crépuscule de lhomme. Lobjet en soi détient la réponse, dans sa massive puissance, dans la force quil donne à linstant, à Sarzeau : larme de feu et léclat des rires, la fusion des forces, cest Dieu, ça ne peut être que Dieu.
Dieu a armé la main de Sarzeau, il ignore encore dans quel but, il sen remet au hasard qui semble avoir changé de maîtres.
CHAPITRE DEUX
Le penne de la porte de chez René refuse absolument dadhérer à son logement dans le battant opposé et Sarzeau ne parvient à la clore complètement quà la troisième tentative bruyante. Trop tard, en tous cas, pour éviter dêtre toisé par lensemble de lassistance à son entrée. Trop tard pour quils ne fixent pas le sac en papier marron au creux de son coude et quil ramène instinctivement contre sa poche bossue. Il a honte, puis il les haït et enfin, il sassoit au plus sombre des coins du comptoir. Il se détend, sourit en les méprisant, ce qui le décontracte complètement.
René tarde à le servir, essuyant par-ci quelques verres, poursuivant par-là une conversation inutile. Le paquet de Sarzeau calé au pied du tabouret, il laisse glisser ses mains vers le fond de ses poches où la découverte de la masse tiède de larme lui assure une solide stabilité.
Enfin installé, calé, renforcé, il considère son entourage, amalgames daccusations confuses quil réceptionne et rejette par un regard croisé ou un juron murmuré suite à ce qui pour lui, est une agression.
Ce jeune con accoudé au comptoir et qui lui tourne le dos. Sa vêture de sioux - un foulard rouge entoure ses cheveux longs qui chutent sur ses épaules grossies dun cuir épais et puis ce jean, bon Dieu, cest pas un pantalon, ça, cest un quotidien engagé, la paix et lamour sur six colonnes à la une, mort aux vaches en page centrale, allez vous faire avoir, le conseil de santé du jour en quatrième de couverture, jusquaux bottes éculées à outrance - fait du pauvre môme un banni des dieux. Il pourrait, limbécile, adresser un sourire à Sarzeau, le regard de ceux que la différence forcée ou volontaire est sensée rapprocher. Mais non, il séloigne, tourne le dos, joue à jeter des boulettes de papier dans le gros cendrier du comptoir, rentre dans la catégorie des similaires, similaire à eux sentend.
René sert le café à la table des cartes doù fusent les insultes aux angles arrondis dune mauvaise vanne, les éclats de rire du gros Bébert qui a renoncé à engueuler le petit portugais qui est finalement aussi jaune que son Amanda chérie.
En fait, rien de ce qui na pas trait à une compréhension, une compréhension de lui sentend, nintéresse Sarzeau. Même si certains coups de pied au cul - comme dirait papa en écrasant son ultime Gitane - seraient préférables pour lui que certaines compassions. Mais leurs déviations nintéressent pas Sarzeau. Déviation de ce que devrait être leur unique ligne : la compassion à légard du pauvSarzeau.
Cest vrai, ça.
Ils ont enfoui papa, tué maman, brisé Jeannine, oublié quil jouait autrefois à leurs jeux, perdu la tendresse, égaré la parole. La justice ? Non, ils nont jamais approché la moindre notion de justice. Un jour, ils se sentiront profondément lésés, comme trahis par le fouet dont ils tiennent le manche, le drame enfoncera ses crocs dans la tranquillité de leurs habitudes, ils pleureront un proche sans quon croit quils pleurent et ils réclameront une paix que lon ne leur donnera pas. Ils auront à porter le poids dil et don. Je et Tu devraient être similaires dans leurs accords, cest à dire quun certain devrait avoir le courage dadresser la parole à Sarzeau, ils ne lont jamais fait, Jean, pourquoi le feraient-ils aujourdhui ?
Sais pas, moi, parce que cest aujourdhui...
Cest pas une réponse, Jean.
Après tout, je men fiche. Jen veux pas de leur parole. Jai les Bêtes. Ce que je veux, ce sont les Bêtes.
Cest pas une solution, Jean.
Et eux, cest une solution ? Ils ont le trou de balle défoncé par la Conjoncture Actuelle. Je ne cause pas aux pédés.Et les Bêtes, elles sont là, les Bêtes ? Ouais, elles sont là où je veux, dansez les Bêtes ! Montrez à... A qui, dabord ? Peu importe.Cest vrai, peu importe. Faut lui montrer, les Bêtes, lui montrer comment vous dansez ! Et la domesticité de son esprit effectue une ronde dabord timide, il faut un temps dadaptation, à létrange ménagerie, entame ensuite une farandole qui emplit lespace insuffisant de son regard, déforme le tangible - ce qui affaiblit le réel - prend possession de la matière. La mélodie dissonante de son rire parvient à couvrir léternel gémissement de la basse-cour de Satan et, finalement, leffet visuel de leur corps translucide croisant leur image révèle la véritable nature des bestiaux. Au travers des vapeurs toxiques qui hydratent leur peau écailleuse, seuls leurs yeux brutalement couverts de facettes doivent pouvoir mémoriser quelques unes des références de cet enfer révélé. Le carrelage blanc suinte dune humidité perverse qui englue les mouvements de lhomme, tandis queux semblent parfaitement adaptés à leur propre nature reptilienne et à leur nécessaire environnement marécageux, sauf quà la place du petit portugais pépie une perruche jaune ( Sarzeau conclut quen Enfer, les perruches pépient ) perchée sur une fraîche à Ricard. Leur langue rouge et fourchues raclent dans leurs nasaux béants quelques étrons de pif dont ils se délectent bruyamment, faisant succéder de grands " grrr " à de petits " shlarps ", puis une fantaisie de figures rampantes avec leur queue dalligators blêmes. Lun deux - Sarzeau ne se souvient plus de quel déguisement celui-ci est fourbi sur terre - fixe franchement lhomme entre ses deux paupières écarquillées. Sarzeau est dans linstant trempé de sueur. Rien ne la choqué dans la mutation du décors, il songe quun rêve éveillé et quun jeu des Bêtes la posé là, mais au fond de la terreur que ce regard inspire, il réalise quil na rien dinvisible, que toutes ses sensations sont orientées vers ce frisson qui la brusquement parcouru. Comme il chancelle, vacille, brinquebale, sépouvante, il chute simplement de son haut tabouret et comme toute sa concentration sévente avec le fluide de Vérité des bonnes Bêtes, il se trouve debout, au pied de son siège, dans le rade à René, qui semble enfin sintéresser à lui. Mais jsuis pas dupe, hein ! Je les ai vu avec mes yeux à moi ! Mais les yeux de son Moi sont tournés vers René qui a planté les siens dans ceux de Sarzeau.
- Tes encore vivant, toi ? Ils se sont concertés, pense Sarzeau, ce qui ne lui permet pas de trouver de réponse, alors il se tait.
- Tu bois quelque chose ?
- Possible.- Dis-donc, tu me réserves tes prochaines ASSEDIC, parce que jai plus de place pour ranger ton ardoise. Pourtant, jai une grande cave. Et René part dun grand rire moqueur.- Pas charrier, René.- Jcharrie pas. Non, sérieux. Tu bois quelque chose et on cause petitem monnaie. Quest-ce que tu bois?
- Un Cognac.
- Eh, tas les moyens ! Rosie, sers un Cognac au monsieur !
- Arrêtes, René.
- Ben il ny a pas de mal...
Derrière son comptoir, René fouille un moment dans une pile de papiers, dérangé par Rosie, la plus stupide des blondinettes de la ville, qui pose un Cognac à côté de Sarzeau.
- Voilà ! sexclame René en faisant surgir un cahier de brouillon ridé de mille emplois et dont la couverture peut faire pâlir de jalousie les meilleurs cocktails des plus somptueux cafés.
Et quelque part entre une éclaboussure de Curaçao et une tâche de vin cuit, René a inscrit le nom de Sarzeau, puis empli la page de dates, libellés et graffiti informes correspondant aux réclamations éthyliques Du-dit Sarzeau au coeur du coup de feu ou dun tournoi de belote.
-Re ! jubile le petit portugais qui avec Momo remporte la manche.Gulp, fait le gosier de Sarzeau qui engloutit le Cognac.
Chlap, fait la langue de René qui claque contre son palais.
- ... et des poussières, siffle la voix de René après avoir cité un chiffre astronomique.
- Cest lâge du Capitaine du Hollandais Volant, dit un vieux dont loreille rampait sur le bar.
- Non, monsieur Raymond, dit René. Le bateau que vous causez, cest la Méduse.
- Ah non, réplique le vieux, au temps de celui-là, jétais pas né. Ca ne les fait même pas rire et Sarzeau se sent rougir.
- Un autre, dit-il simplement.- Un autre ! crie René. Sous le flingue, il y a le portefeuille, encore assez plein pour mépriser le taulier. Sarzeau le sort et le vide sous les nasaux frémissant du reptile gris.
- Ca va, je me paye, Sarzeau. Sarzeau élimine toute trace dalcool dans son verre.
- Un autre.
- Ah non, hein. Tu te saoules pas chez moi, Jean.
- Un autre.
- Ca suffit, jai dit.
- René, sers moi un autre verre. Sarzeau fait glisser ses mots avec une lenteur menaçante. René en a vu dautres.
Il empoigne lhomme par les pans de sa gabardine, il plante ses pupilles dans les reflets du regard vitreux de lautre, il dit quelque chose, quelque chose qui résonne,qui résonne dans le pauv crâne à Sarzeau,qui le prend mal,très mal,oh oui, il te fait si mal, mon doux Jeannot,il nous griffe et il nous mord, oh oui, quil nous fait mal ! Il te donne envie dêtre ailleurs, tu sens que ça va mal tourner, oh oui, il te chasse !
- Faut me lâcher, René. Faut pas me tenir comme ça. Vous êtes tous vilains avec le pauvre Sarzeau, je men vais.
- Ca te fera pas de mal, dit René dont létreinte se desserre et dont les yeux, au lieu de sattendrir sur la misère du pauvre Sarzeau sallongent en deux fentes victorieuses et malignes.
- Je men vais !
Sarzeau a crié. Contre le visage de René. Cet horrible visage dont chaque pli est une insulte supplémentaire. Les autres se sont tus et ont figé linstant dans un drôle de silence.
Cest vraiment étrange, un bar subitement silencieux que crève le sifflement de la vapeur du percolateur affluant dans un pot dacier brillant. Cest étrange parce que personne ne comprend vraiment ce qui se passe. On perçoit simplement une violente odeur dhomme affrontant le vide de lautre, confrontant sa masse au regard des autres qui est un tissus de paroles interrompues, de pensées moites, de soupçons silencieux. Sarzeau se sent cerné, mais il ny a plus comme au premiers temps après lusine, cette panique didées confuses qui frappaient contre ses parois crâniennes. Il sait ce qui se passe, lui que par un mystérieux mode de communication extrasensorielle - y zont une bouche invisible dans les yeux qui cause à une oreille quon ne voit pas, ptêt collée sous leurs cheveux parce queux même ne sentendent pas toujours très bien - ils attendent quil mette ses paroles à exécution.
- Je men vais, répète-t-il doucement.
Comme il parvient à clore la porte du premier coup, il se trouve, malgré la honte, la défaite et langoisse, particulièrement léger. Sans doute retrouver les Bêtes dans la chambre qui donne sur la cour, le gros chat, les pigeons, faire couler en soi la pierre en fusion du mauvais vin, toucher son sexe, jouer à contenir ses désirs, vomir, pleinement heureux de...
Le vin !
Mon vin ! Fichu Sarzeau que je suis ! Jai oublié mon vin chez ce maudit René !
Jamais la porte du bar na eu aussi peur. Elle sécarte violemment et revient tout aussi vite, cherchant à défendre son territoire, mais lenvahisseur a déjà franchi la frontière, bousculé une ou deux chaises sans ménagement pour les populations civiles qui se soulèvent un instant mais dont la révolte est aussitôt matée par le regard fou de lindividu. Il fixe un point au sol sous un haut tabouret, un point où il ny a que du plancher,
que du plancher !
- Mon vin !
- Crie pas, dit René. Le voilà ton Château Etron.
La poche en papier marron trône sur le bar, exposée comme un monument public de la honte dun seul.
- Donnes moi mon vin !
- Ben prends-le, mon gros.
Tandis quil sexécute, un méchant malaise déferle sur ses défenses saillantes, sengouffre dans chacune de ses failles : il comprend brutalement quil en a assez des vannes grasses de René, quest passé le temps où sa propre humiliation le faisait sourire parce quil ne se savait pas humilié - leffet étant du plus grand comique. Sarzeau, le gentil Sarzeau est devenu intelligent.
Sa langue est toujours mal apprise, ses mots mal connus, mais,
mais il nest pas dupe, les apparences ne le trompent plus,
surtout les illusions quils créent,
ils ont poussé trop loin,
il a poussé le cran de sûreté,
il navalera plus cette boue dans laquelle ils lont tiré,
il a armé le chien,
ces satanés bestiaux !
- Mappelles pas mon gros, René.
- Daccord, mon gras.
René sert une pression. Sarzeau attend, il a le temps, il ne les craint pas. Leur désir est quil parte.
René revient, se plante devant lui, derrière le comptoir, les poings appuyés sur le Formica imitation marbre.
- Quest-ce que tu veux encore ? Jte servirai pas, Sarzeau.
- Mappelle pas mon gras.
- Quest-ce que ça peut te foutre ? Jpeux aussi tappeler ma couille, ma vésicule, mon trou de balle adoré...
- Ca me fout les boules, répond Sarzeau avant que René nait pu rire de sa vanne.
- Oh, pauve chou... et René rit tout seul.
Les Bêtes ont surgi si soudainement, leur mouvement a été si brusque que Sarzeau a vacillé sur se jambes tremblantes.
- Rentres chez toi, Jean, couche-toi et demain, tu viendras.
Sarzeau nen croit pas ses oreilles. La gentillesse de René le dépasse, il sait, Jean, que René veut se débarrasser de lui ; mais non, sa voix était réellement tendre, il était si gentil, il taime tant, maman, que je taime mon Jeannot, tu me tueras, Jean !
Sarzeau fond en larmes. Les Bêtes hurlent, hurlent si fort la douleur de leur maître, le gros poing poilu de René tapote son épaule et lune des Bêtes à la voix suraiguë hurle plus fort que les autres.
- Tas pitié du pauvre Sarzeau, René, dit Jean en chialant.
- Ben jdois dire, commence lautre.
- Garde-la, ta pitié, dit Jean. Garde-la ! hurle-t-il.
- Faut pas croire, je sais qui vous êtes, vous, jtrouverai bien ce que moi je fous là. Pas de pitié ! Pas de pitié pour le pauvre Sarzeau ! Frappe-le, serpent! Frappe-le !
- Ecoute, Jean, calme toi...
Jean, il est cramoisi de rage et de la force de son denier espoir, il soulève le poids des années déchec qui ont déformé son corps et formé son esprit tout neuf, la cage aux Bêtes. Gueule ouverte, pluie excrémentielle de mots orduriers. Sarzeau entreprend de massacrer méticuleusement chaque objet fragile sur lequel sa main peut tomber. Comme ça, parce quils pervertissent même la matière, surtout la matière, parce que Sarzeau veut venger Sarzeau. René surgit de derrière le comptoir, hurle des mots qui ne disent rien Sarzeau.
Et René hurle jusquau bout, jusquà ce quun tabouret haut prenne en volant la direction des étagères sur lesquelles sont exposées les bouteilles. Là, il se tait. Parce quil ne peut pas faire deux choses à la fois, René : culbuter le vieux Sarzeau dun droit manqué qui explose tout de même lépaule de lenragé et hurler en bavant toutes les insultes de la Création. Sarzeau, lui, il fait des tas de trucs en même temps,
il se rétracte sur lui-même, comme lun de ces lutteur antique qui nourrissent leur rage de leur douleur,
il invoque les puissances de linvisible pour révéler la Vérité vraie à ses propres yeux, comme le ferait un sorcier mythique des vallées noires,
il fouille dans sa poche pour trouver une bonne prise sur larme, comme un martyr apostolique qui cherche dans sa foi lultime défense.
Un instant plus tard les reptiles gris émettent ce sifflement prolongé qui leur est si particulier quand la panique les fait déverser leur venin sur le carrelage indéfiniment blême de leur enfer vaporeux. Ils ont vu larme qui sétoile de multiples éclats sous le vague éclairage dun astre trouble qui perce la brume environnante. Ils ne comprennent pas vraiment, en fait. Ils ne comprennent pas vraiment que lun deux va mourir.
- Le vieux Sarzeau a trouvé ça, dit Sarzeau en exhibant larme. Il la trouvé pour quelque chose de bien particulier, pour clore votbec de bestiaux de deux du Diable.
Son pouce appuie sur le chien qui cliquette en se figeant dans sa position armée.
- Pas un qui a tapé à la porte du vieux Sarzeau pour savoir comment quallait sa pauv tronche, pas un quest venu avec lui pleurer ses cadavres, pas un!
René ouvre ses bras impuissants à colmater la misère du vieux Sarzeau, quand il se trouve avec le bout du canon froid sous ses nasaux fumants de reptile gris. Sarzeau na pas peur de la proximité avec le serpent, parce quil se fige dans sa terreur. Les yeux de René cherchent le pote quaura les couilles de rentrer dans Sarzeau avant que...
- Pas un qui bougera, maintenant que tas perdu pied, vieux René, dit Sarzeau qui pour une fois a compris quelque chose à quelquun. De toute façon, là où tu vas, tu nauras pas besoin deux. Je crois que je tenvie, il y aura du monde à ton enterrement.
René ouvre sa gueule, bave, gémit et sanglote.
- Pas un, René.
La douille de la cartouche tirée sarrête de rebondir sur le parquet - le carrelage dans lenfer des bestiaux - à linstant précis où René cesse de gémir sangloter et baver. Il ne peut pas tout faire en même temps, René, se donner en spectacle en crever dignement, quoiquun cadavre avec un mâchoire en moins qui saffale mollement sur un comptoir de bistrot populaire nait vraiment rien de digne.
Un manteau de fer a couvert lombre de Sarzeau. Ce que contient le placenta dune digne vie qui va éclore est un métal en fusion bouillonnant dune rage douloureuse, qui perce les tissus quand le métal refroidi de par le feu et que frappé, moulé, laminé, poli, il sort en une brève pointe qui dénonce une chair, la juge, la détruit, la brûle en vérité, en souvenir sans doute du métal en fusion et dun soir dété, aussi, où le Prince ne se contenta certes pas de chanter sa beauté à la gueuse. Il ne se souvient pas, son petit Jeannot daucun jour où un serment damour ne lait pas conduit au meurtre dun certain, il sait seulement, il voit que la connaissance jaillit avec le feu, portant au loin une méchante petite dent de plomb.
Le sifflement des lézards gris est tel quun vent de panique soulève la brume moite. Certains tentent de gagner la porte, aussitôt refoulés par des plus paniqués queux qui ont oublié où quelle est cette sortie, ou des qui bougent plus, glacés deffroi. Sarzeau en voit un, là-bas, qui rit nerveusement à genoux sur le carreau, en pleurant tout à la fois quil sesclaffe et sans savoir doù lui viennent ces mots ni cette lucidité, Sarzeau comprend que club-ci est heureux davoir évité la balle.
Ecoeuré, mais fort et paisible, il en repousse un ou deux, puis un troisième à la volonté agressive quil aurait bien descendu, mais il na pas le temps, il sort.
Les nuits des quartiers périphériques sont silencieuses et vides, souvent noyées - en hiver - par un crachin moite mi pluvieux, mi brumeux. Les bistros seuls où quon tape le carton ont le privilège de chiper du peuple à la reine télé. Ils sont comme des yeux qui appellent les rares marcheurs et Sarzeau sent le regard de Chez René couler sur son échine et sur sa colonne. Il part en trottinant dans le crachin, cherchent les angles sombres, construisant un parcours dombre en puisant dans la parfaite connaissance quil a de la ville, quand elle est noire et trempée. Il en déduit que la Vérité des Bêtes cède le pas à la mascarade des bestiaux, quils sont vraiment partout, que sa mission vengeresse savère par conséquent dangereuse.
Sa mission... Il est évident quil a acquis une mission,
elle consiste à nettoyer les rues empuanties de leur existence excrémentielle,
le Flingue lui est échu de droit pour accomplir sa mission,
il devra se conserver en vie afin de pousser au maximum le sens de sa mission,
il lui est permis, ou il est toléré par les divins agents quil emploie certaines de ses haines ou de ses rancoeurs du moment quelles ne sortent pas du cadre de sa mission,
encore des questions ?
Il ny a pas de questions.
Cest vrai.
Une question.
Oui ?
Pourquoi le pauvre Sarzeau ?
...
Bon daccord. Ya-t-il un nouveau Sarzeau ? Cest à dire, doit-on encore dire le pauvre Sarzeau ?
Certainement non.
Si il avait pu concevoir que son crâne nu et glacé par la nuit crachoteuse, est en réalité bombardé dinterrogations, quil na aucune idée de la nature de cet interlocuteur qui surgit de temps à autre, il aurait certainement cessé de courir de poubelle entassées en cavités sombres, il aurait sûrement jeté larme dont le canon brûlant cuit un peu la surface de sa paume droite. Mais cest trop...
Exaltant, Jean.
Cest ça, exhalant. Ca exhale ( il ricane, heureux que tout vienne aussi simplement pour lui ). Alors il court, exalté et puant et au sortir dun chantier boueux qui le cache par deux fois des phares curieux dun car de flics - pardon, Jean, dune meute de chiens de lEnfer - il aboutit dans ce quartier rupin où nichent leurs chefs.
Une porte cochère, trois marches montantes qui mènent à un vieil ascenseur grillagé de noir. Une figure de fer forgé, un dieu antique, observe sans broncher le tapis rouge qui partant de la grille noire va jusquà trois marches descendantes au bas desquelles se tient un homme blotti dans lombre contre un mur de pierres blanches.
Il se nomme Jean Sarzeau, shabille de la manière la plus exécrable quil soit, peut-être pour rendre visible son corps ingrat. On aurait peut-être pu faire quelque chose de sa tête qui pour linstant est plus décorative dans linesthétique ensemble quautre chose. Il avait de limagination, le petit, on ne se souvient plus trop que du jour où il a loupé son Certif et chaussé les godillots crotteux de son père pour suivre ses stables traces dans un monde qui lui, mutait. Mais lhomme présentait quelques faiblesses quant à son entourage quil sanctifiait mille fois. Il avait les yeux ouverts, les oreilles tendues, mais la bouche close hormis ce mince espace permettant à tout fluide de sy introduire. Il but leurs paroles et absorba leurs croyances à tel point quil enfla et quun jeune homme finalement assez gracieux, comme en témoignent les vieilles photographies, devint plus bovin quun boeuf, comme laffirme la sueur qui coule entre ses cuisses et brûle sa peau contre les élastique du torchon quil porte en manière de slip.
Diverses irritations. Etre à létroit dans son corps : une dent qui foire, un rein qui pisse tout seul et les muscles qui ont la tremblote cause que le palpitant surmené sonne larrosage général. La tronche fait une rapide tournée dinspection de cet admirable cloaque, sen enfuit au plus vite, général fataliste et désolé, vers le plus proche bordel ouvert sur dautres images.
Il y a Sarzeau qui est tout seul, qui souffle comme un émasculé, qui sabreuve pour mieux suer des effrayants termes de sa mission : tenir, accomplir, éliminer, laver. Il y a le Flingue quil serre dans sa poche, lombre de la victoire, aussi. Le curé du miroir qui dégringole en mille morceaux sur la mâchoire éclatée de René, qui saigne dans la bière, le Pastis, le calvados, le café, le rouge qui coule sur les pieds de Sarzeau, qui frappent obsessionellement un trottoir trempé, qui mène jusquà une porte cochère fourbie de trois marches et dun vieux tapis rouge et dun vieil ascenseur noir quéclairent soudain les phares dune grosse voiture.
Ils reviennent, pense-t-il.
Ils serre larme un peu fort sous ses doigts et dans sa paume, persuadé que ces bestiaux-là sont les habitants de ce lieu-ci et quil faut se préparer à brûler leur cervelle à la première occasion. Il est vrai quavant de simmobiliser tout contre le trottoir, la berline noire a progressivement ralenti depuis que ses phares crèvent les yeux de Sarzeau. Rudement agressive, quelle est, cte grosse caisse de riches, avec ses brillances au bout des lames dacier noir qui percent la nuit. Elle simmobilise sans le moindre grincement, souvre et...
Et : il la tient par le bras avant quelle ne puisse sortir. Il la serre fort, si fort, le jeune animal blond qui conduit la charrue, que Sarzeau imagine les petites tâches blanches que marquent ses doigts griffus sur son teint mat, sous la robe de satin noir qui recouvre la belle. Oh oui, mon Jeannot, elle est belle !
Cest lAnge qui a malencontreusement chut parmi eux. Une jolie blonde quest pas fichue comme cte satanée Rosie, un ange qua des jambes qui sallongent dans la nuit sous ses collants noirs, qua les yeux cachés par des carreaux fumés, mais qui ne craint rien de lombre, vu que toute sa beauté surgit à la lueur du seul plafonnier. Il entend un peu sa voix, rien de ses mots.
Pas la peine, lhistoire est claire : le bestiaux la capturée et bloquée dans la berline, il lamène dans son antre et quand elle cherche à fuir, il la serre par son bras fragile. Il lui a fait mal, mon Jeannot, le jeune bestiaux blond qui conduit la grosse caisse noire de riche, oh oui, mon Jeannot, il éconduit le bel ange.
Et pense au bon Dieu, qui a pris le hasard en main, maintenant,
autrefois,
autrefois taurais fui,
mais le Flingue,
autrefois, taurais bu un coup et fermé les yeux,
mais les Bêtes,
autrefois, taurais insulté le bourgeois,
mais bon Dieu,
taurais cherché du secours dans le regard dégoûté de la Belle, autrefois,
mais ce soir,
le canon refroidi de larme collé à plat contre ta joue, ton pouce abaissant le cran de sûreté te font grimacer un sourire, tant ta force est certaine, tant linstant est heureux.
Tu peux mépriser
et rire
et sauver la Belle
et tuer le bestiaux
et jouir de tout ça.
Alors, tattends un instant, puis tu respires un grand coup et tu plonges dans lair froid. Tu progresses rapidement vers lauto noire et cette fois, seul ton élan entraîne les Bêtes à ta suite et leur Vérité ne surgit quau coeur de ta course. Cest une drôle de torsion qui incurve la pauvre lumière, une tâche, une étoile, lauto est lauto, unique point stable, avec lAnge, du resurgissant Enfer.
Lautre te voit bondir dans la nuit, mais y réagit pas vraiment et jpeux te jurer, mon Jeannot, que ce rictus merdique qui agite sa face de caïman cest de lagacement de bourgeois, le " va voir ailleurs " qui accueille le colporteur ou le mendiant. Il est un peu furieux quand tapproches de sa peinture neuve, un peu froissé quand tes doigts accrochent la poignée de sa portière, carrément révolté quand ta main douvrier larrache de son siège, comme un clou tordu dun mur de pierre. Il ne perd pas sa position dailleurs, monsieur mourra un peu moins confortablement quil a vécu, à genoux sur le bitume.
- Suce , que tu lui dis, mon Jeannot, quand il mord à pleines dents lacier de ton canon. Cest que tes un rigolo, quand tu veux, mon Jeannot.
Et pan.
Le bourgeois ( comment les bestiaux se distribuent-ils les rôles à simuler ? ) na pas tremblé.
Il na pas eu le temps de supplier louvrier qui admire maintenant les mille étoiles rouges qui macule le carrelage blanc.
La femme crie. Elle attire à nouveau son attention et son être à vif.
- Jcomprend pas pourquoi tu cries, quy dit,
mais elle crie
et les gros doigts indélicats du gars Sarzeau ségarent dans le fouillis de satin noir et de cheveux blonds,
car quil sest engouffré dans la caisse dun jet, se cognant partout, agitant les suspensions de lauto comme un pensionnaire de collège découvrant son lit de fer.
Cest son parfum qui le déroute.
Et ses cris.
Et ses petites dents blanches mordant son index quand enfin, elle se tait.
- Tais-toi, on est du même bord, dit-il.
Ses cheveux se sont éparpillés sur ses épaules noir satiné, la bretelle gauche de sa robe est tombée, dévoilant la naissance de son sein, puis les genoux remontés sur le siège, ses talons aiguilles piquent les cuisses grasses de lhomme immobile. Il sabreuve de sa beauté, cherche en lui toutes les tendresses perdues et les mots, les jolis mots qui sont capables dexprimer ça.
- Belle, dit-il.
Et sans lâcher la prise quil a sur sa parole, il replace sur son nez les lunettes fumées qui sont tombées dans son autre main, sur le ventre de lAnge. Cest sage. Elle a des yeux couleur bleu de travail trop lavé, des qui ne savent pas regarder cruellement, qui vont faire pleurer Sarzeau si il continue à les fixer.
Il pense au petit salaud gisant, sur le carreau entre les mille éclats du miroir et les dents de la mâchoire inférieure de René. De lui, il gardera cette poussière de cervelle soufflée sur linfernale faïence, firmament pourpre.
Comme il cogite, elle sagite.
- Faut que tu te calmes, dit-il.
Elle fait oui de la tête et relâche sa mâchoire doù Sarzeau extrait son doigt marqué et douloureux.
- Bon, dit-il. Sais-tu conduire ?
Elle hoche à nouveau la tête.
- Conduis.
Elle prend sa place et lui fait le tour de lengin.
Elle reste figée, ne parvient pas à faire un geste, comme effrayée par le gros volant quelle tient dans ses mains, repoussant le plus possible son regard de la portière entrouverte.
Elle émerveille ses sens, panique ses certitudes, irréelle quelle est.
- Conduis, dit-il.
Elle lui jette un petit coup doeil paniqué au travers de ses verres sombres et revient très vite à ses commandes pour arracher la berline à son immobilité.
- Où ? demande-t-elle.
Cétait le premier mot que causait sa jolie bouche.
Cétait une nuit où un pauvre type avait hissé son échine poilue au sommet des anneaux du hasard.
Cétait une nuit où quun sang noir avait coulé de la raison dun gars quon croyait si mort quils se demandaient parfois entre eux où quon lavait enterré le gars de la rue des Peupliers.
Cétait fichtre bordel une drôle de nuit et la main armée de lhomme pesait sur son sexe en érection, à la fois pour le cacher et pour réfréner ce subit élan qui vient trop vite et lui fait oublier le sens de sa mission.
- Où tu veux, répond-il. Roule !
CHAPITRE TROIS
Ca fait un moment quils roulent comme ça sur les boulevards, sans dire un mot, à regarder les vagues filets de lumière se perdre dans le gris des cités quils longent. Cest le courant des rares voitures qui font à qui va vite sur lasphalte, à qui joue, à qui gagne, à qui est le plus sombre entre les réverbères, à qui est le plus vite dans les lignes droites.
Eux sen fichent. Il sagit dêtre là, discrets, bien que la parfaite voilure de la berline noire semble attirer tous ces fous citadins qui bravent, la nuit, le vent des boulevards.
Qui klaxonne et qui clignote, cest bientôt le vacarme des feux et des avertisseurs. Leurs coups sont rares, en fait, mais,
le souvenir
de chaque choc
se perpétue, prend forme
- comme un trouble montage -
et chaque éclair et chacun des cris
finissent par sentasser dans les songes de la Belle
qui a peur,
sétouffe
dangoisse,
de terreur,
dangoisse encore,
mais conduit
parce quau dedans de sa tête, ils ne cessent de klaxonner, crevant une à une les épaisses digues qui tiennent à labris sa raison.
Ils la poursuivent certainement.
La preuve, cest ce type moite et gluant qui la prise en lemmène - non, cest elle qui pousse la machine - et qui a tué... Qui la tué.
En fait, cest une immense horreur.
Ou plutôt, un incroyable cauchemar.
Ou bien une porte ouverte sur lEnfer.
Tiens ?
Cest un curieux mot, lEnfer. Fille de pute et pute elle-même - mais de luxe, certains font dans lascension sociale - elle na jamais utilisé ce terme quà léveil venant quand elle sent quun jour triste et peu différent du précédent vient lextraire de ses rêves. Mais là...
Enfer : un vieux bedonnant des dollars quil avale, un lit trop chaud, des draps froissés et les ronflements Du-dit vieux tout contre sa massacrante humeur. Non, il faut rayer tout ça.
Enfer : celui qui brise la relative paix qua conclu la Belle avec elle-même, leau qui sécarte de dessous les pneus et qui semble arroser les pieds des hautes tours, le principal qui seffondre, le doute qui sinstalle.
LAmour pénètre souvent par la porte du doute.
Il faut y croire, cest tout.
Mais elle ne croit plus en rien depuis longtemps.
LAmour, elle se linterdit, question de survie.
Elle ne croit pas.
Elle voit.
Le petit coupé brillant qui sélance à leur gauche peuplé de bruyants mômes dont les insultes mordantes percent au travers des hurlements de la radio qui les pousse à aller vite, si vite, crever lair qui dresse leur cheveux ras aux pieds de la mort qui fête avec eux leur nihilisme dans labîme des boissons fortes. La nuit les engloutit bientôt, les efface de son regard. Mais le vacarme subsiste aux angles de son esprit, la terreur, admirable enfant des forêts, bondit sur son âme et creuse sa chair dun sillon indélébile au bas-ventre, dun petit pli sur le visage, au coin de son oeil parfaitement maquillé. Elle en lâche presque le volant, elle veut cesser de conduire - de se conduire, avec lhomme à son côté, qui est une forte odeur, celle de tout le drame. Au dehors, pourtant, elle ne frémit pas. Conduire est sa seule chance.
Et elle le fait bien.
La ville est avec elle. LOrganisation - dont elle est lun des meilleurs outils - regarde partout et ils la sortiront de là. Des affaires trop importantes en jeu. Son cadavre serait un immense aveu car on la vue partout et une enquête serait riche en potentiel dénonciateur. Alors ils vont venir la sortir de là. Ils vont venir. Nest-ce pas ?
Sarzeau comptait les termes qui, de prés ou de loin, qualifient sa mission. Oh, ils ne sont pas nombreux.
Il y a épopée. Un feuilleton à la télé est titré : " LEpopée de ". " LEpopée de Sarzeau ". Ca sonne bien à son oreille.
Tiens, dans le même genre, il retrouve odyssée. Le titre dun film de guerre sous-marine commence comme ça. Dedans, il y a des hommes qui ont peur et un courageux capitaine dont la générosité surpasse la gravité des avaries que subit la coque de lesquif. Ca lui plaît, ça, Odyssée. Cest lassurance dune divine gloire.
Bien sûr, il y a aventure. Les Aventures du Grand Sarzeau au Coeur de lEnfer Gris. Mais laventure voue un rite au hasard. Le hasard change trop couramment de main pour que Sarzeau se prosterne aux portes de son temple et laventure est une initiation, alors que lui, Jean Sarzeau, est un missionnaire qualifié, sans quoi le Grand On ne lui eut point confié le Flingue.
Il observe attentivement le char de fer noir qui passe à leur côté, monté par deux guerriers lézards bardés de cuir sur leurs écailles grises. Ils sesclaffent et mugissent, poussent leurs chevaux au comble de leur souffle. Ceux-là sont dune souche denvahisseurs inférieurs, sous-officiers sans doute dans les sataniques légions. Ils sennuient ce soir, alors ils poussent leurs chevaux dans les coursives du monde conquis. Ils se moquent bruyamment des indigènes quils pensent vaquer à leurs primitives occupations ce qui prouve à Sarzeau que leur camouflage, à lAnge blond et à lui-même, est parfait.
Quoique leur véhicule lui paraisse trop voyant.
Non, les jours vides - les exils dans lombre - sont achevés.
Ils combattront au grand jour, maintenant.
Ils diront : Sarzeau, lAnge et le Flingue parviennent sous nos murs. Holà ! Vermines ! Compagnons de pourriture, parez vos plus vils poisons, vos plus mordantes insultes, vos plus perverses langues ! Ils doivent sucer le jus de leur propre sang dans la poussière du sol avant que le Soleil ne lève un jour nouveau ! Aux armes, compagnons ! Pour Satan dont nous sommes les plus beaux étrons !
Et sur la terre brûlée leurs roues soulèveront le sable rouge
sous la Lune cruelle,
cruelle pour les bestiaux,
car ce soir-là sera celui de leur perte,
au pied de la montagne noire
que chevauchent les tours
- noires aussi -
quils occupent en place et conscience des hommes en essayant de comprendre lequel des grands mystères les pousse à haïr, à répéter chaque jour ces gestes-là qui font couler le sang des hommes sur la terre sèche.
Ainsi les bestiaux mourront-ils selon la Prophétie que trame le rêve et la saga - la saga ! - de Sarzeau sachèvera-t-elle dans le sang dencre qui sécoulera de leur dépouille vide?
Bon Dieu, se méninge Sarzeau. Tous ces mots, cest comme une pluie. Ca vient tout seul, en trombes et ça sen va comme un coup de vent ! Mais ça cause que les bestiaux seront rendus le ventre en lair par ma pogne qui tient le Flingue et dans pas longtemps, faut croire !
- Et ten sera, quy dit à lAnge.
Son âme sursaute, son corps est impassible.
- Hein ? curieusement ses lèvres roses.
Comme une foule de "hein" tambourinent en échos los crânien de Sarzeau, le silence sinstalle tout naturel quil est dans le trône quentre eux il sest approprié dés le départ. Faut quil se casse pour de bon, pensent leur deux bon sens en une fois - la seule - réunis. Cest lAnge qui le chasse dun coup delle, dun battement de cils, dun coup de voix lancé sur des éclats dinstants.
- Je ne comprend pas, dit-elle.
- Ya rien de sorcier, évidence monsieur Sarzeau. On est en guerre. Faut se battre, les tuer.
- Non, ça nest pas sorcier, répond lAnge. Je peux poser une question ?
Il y a eu, dans sa vie de pute plus dun cochon sauvage à dompter. Lavantage quelle a sur eux, cest quils cherchent à la baiser, pas à la comprendre et surtout pas à lécouter. Ils lui concèdent parfois une oreille distraite et là, elle les possède.
Il faut le faire sans y penser. Sans penser à ce quil faudra accepter comme fantasmes tordus, ni aux coups, ni aux pratiques ignobles et débiles. Et dailleurs, du moment quelle les possède, ils vont rarement au comble de leurs intentions. Quil y ait du fric, un cadavre ou sa propre vie en jeu, cest la même histoire. Elle possède déjà celui-ci.
- Qui faut-il tuer ?
- Tous, tout le monde. Les bestiaux, quon les appelle.
- Les bestiaux... Désolée, je ne suis pas au jus.
Plus que tout ce qui a pu se passer auparavant, plus que toutes les paroles quil a pu entendre prononcer jusqualors, ces dernières déséquilibrent les nouvelles certitudes de Sarzeau. Les hypothèses sont si nombreuses au creux de sa fraise à se bousculer entre elles, à se sectionner de tête en queue, la suivante par une précédente et vice-versa sur sa pauv tête un amalgame dinterrogations atrophiées, ils est parcouru par un courant de tics nerveux, il joue avec tout ce qui lenvironne, cest ptêt mon ptit Jeannot qui doit laffranchir, quil cogite.
Cest une histoire de dingues, claironne lesprit de lAnge, tandis quun soupir refoule un sanglot, quelle passe une vitesse et enrage le moteur.
- Ca gratouillait depuis un bon moment, quy dit. On nous cachait, on nous préparait. Maintenant, cest pour de bon. Faut quon récupère la planète...
Et comme pour appuyer son dire, ils pénètrent dans une immense allée blême quouvre un étendard rouge à leur emblème perfide,et cette foutue enseigne lumineuse qui claironne le nom peu glorieux dun soda américain effraye les sens à vif de la Belle, lui fait craindre, comme elle déchire lombre de ses rougeurs, que lhomme perçoive le faible tremblement de ses lèvres. Puis elle se met, en réalisant le sens des paroles de lhomme, à extraire de son visage un sourire dérisoire et méchant.
- Cest une révolution! Où les masses laborieuses se mettent en marche vers la victoire ! Cest ça ? Ou bien faites-vous parti dun nouveau gang de braques ? On dit que le Crime devient fanatique...
Il serre fort la crosse du Flingue, jongle avec la boucle de sa ceinture de sécurité détachée, puis triture de ses doigts moites les boutons de la radio et il nobtient rien quun sifflement tordu. La radio aussi est prise.
Bihihip bidibididou hidip,
et cest lallée dune cité aux rayonnements confus qui explose de leur satanique victoire, éphémère, bien entendu, de leur chant sifflant. Bihiip...
Tigoudou douhou... Cest cet insupportable signal radiophonique ! On ne peut demander à ce dingue ce qui la motivé à brancher lappareil, à glisser au bout de la bande, en dehors des stations audibles. Elle bifurque à langle dune rue sombre pour faire fuir la lumière de lavenue, pour se soulager dune oppression au moins. Lhomme ne dit rien, semble soulagé, même. Cest drôle, on dirait quil lui fait parfaitement confiance. Alors elle coupe la radio. Et mis à part un petit mouvement surpris de sa face suante, il ne bronche pas plus quau tournant.
- Tas pas suivi, quy dit. La révolution, cest pas ça, ça nexiste pas, la révolution. Les gars des syndicats nont jamais existé. Cest ça, la vérité. Le crime, si tu veux. La Victoire. Les patrons, les curés, les femmes, même, cest de la poudre aux yeux...
- Vous philosophez, dit-elle. Ca arrive souvent aux nouveaux.
Un puissant sourire déchire les graisses faciales de Sarzeau. LAnge sest dévoilée ! Elle connaît des mots magiques qui doivent venir, forcément venir de la même inspiration quà lui-même, des mots qui viennent comme ça faire péter linstant dans ses oreilles. Et son allusion à la nouveauté de Sarzeau - dont il ne lui tiendra pas rigueur, elle ne peut pas tout savoir - confirme quelle ait connaissance de la guerre cosmique dont Sarzeau est devenu le centre, des réseaux de Dieu, des bestiaux
et des bêtes.
Elle le teste.
Voilà ce qui se passe.
Elle le teste comme le font les femmes.
Bien quelle soit un Ange.
Mais il faut maintenant que Sarzeau lui fasse cesser ce jeu,
ils nont plus le temps de jouer,
puisquil ne peut faire cesser le temps,
de tels égards appartiennent à Dieu seul, qui aime tant les hommes pour leur offrir Sarzeau,
qui enlève le péché du Monde
et le sucre des dragées aux amandes de monsieur Cazeneuve.
Les égards de Dieu,
la Pitié,
le Péché,
lultime sacrifice,
la Mission !
La Prophétie que trame le rêve...
De chacune de ces formules,
magiques toutes,
laquelle seule,
féerique,
fera-t-elle cesser le jeu de lAnge ?
Lhésitation complète la palette des émotions de lhomme,
du missionnaire,
trouble la victoire,
lespoir.
Lhésitation est un mille-pattes poilu qui fouine dans les traces de la détermination.
Sarzeau oublie. Il oublie quil hésite. Oublier quil oublie.
Annihile.
Recommence.
Par le principal.
- Tu es un ange, quy dit. Tu dois maider à accomplir la Mission.
- Quelle mission ? curiosité.
- Tu ne vois donc pas que ça pète ? Je tai dit que le jour est arrivé où il faut sortir de lombre. Y doit y avoir des gens comme nous un petit peu partout qui attendent le signal ou bien même qui lont déjà reçu. Comme un cri. Le Cri. Des hommes, des anges. On va se battre !
Une fille triste et saoule chassée des comptoirs car les nuits sont chères dautant quelles sont avancées, une fille appuyée contre un mur et qui ne travaille pas ce soir car les nuits sont froides dautant quelles sont hivernales, une fille, donc, regarde passer une auto noire qui prend un virage hésitant dans le dédale de la vieille ville. Elle connaît lauto et devine la passagère.
Tiens, il ny a pas Jeff, se dit-elle, pourtant, le Patron ne laisse jamais sa voiture sans Jeff. Jour et nuit. Et celle-là, je la connais. Une de la haute, mais pas moins putain que moi.
Bof, ajoute-t-elle, le Patron fait ce quil veut avec sa voiture. Moi je vais en toucher un mot à Val, au club de la rue de. Elle me paiera peut-être un petit verre.
Au club, la fille apprend que Jeff est mort. La cervelle éclatée. Sale coup, surtout quil était pas vraiment trempé, Jeff, alors le Patron est sur les dents et lOrganisation cavale partout en ville pour retrouver Karola. Val a payé un scotch à la fille.
Se bruinait une pluie sur les vitres de lauto. Cétait une dernière pluie doù chutent quelques Bêtes, encore un peu chétives et encore un peu naïves mais que la ménagerie de Sarzeau se chargerait bientôt de déniaiser, mais pas maintenant parce que les Bêtes un peu fatiguées et mises en confiance par la découverte de lAnge sinstallent confortablement sur les banquettes de lauto ( les deux mondes ont un peu fusionné et comme les Bêtes se détendent, Sarzeau retrouve la face menteuse de lunivers, celle où quya des rues, des voitures, des flics, des bistrots. Mais parfois, une Bête senvole, gobe pour se nourrir une goutte de vent et quand elle passe devant lui, au travers du pare-brise, ce qui prouve bien que la matière na aucune réalité - crac ! - revoilà un bout de carrelage blanc, une brume insipide, un lézard gris qui se faufile dans la nuit ).
LAnge na pas vu les Bêtes. Parce quelles sont silencieuses pour ne pas interrompre Sarzeau - sont-elles polies, ces petites choses-là ! - qui épanche sur les feuilles de la Belle un inendiguable flot de paroles qui cause lhistoire des bestiaux, de Sarzeau et du Flingue. Elle écoute.
Sûr quil y a un bout dhistoire à elle là dedans.
Sûr quil faut quelle se raccroche à elle-même pour ne pas perdre pied dans les rêves du fou,
il suit détranges lignes qui font craindre à la Belle tant dembuscades.
Mais quand il cause quil est pas pareil que les autres,
quand il cause des nuits dangoisse,
où quil est seul,
où quil sait que personne ne viendra cogner à sa porte pour le relever en lui prenant la main,
loreille,
le coeur,
quil appelle ça lEnfer,
quil décrit si parfaitement le lieu comme une immense glacière dont les pics de givre percent sa peau,
quand il a noté chacune des dissonances dans leurs reproches sans oser le dire,
ni même élever la voix,
cause quils étaient si nombreux contre lui,
tout contre lui,
à lui presser les sangs,
sûr quya des bouts delle qui se baladent dans les causeries du vieux Jeannot, qui a prononcé déjà plusieurs fois son nom.
- Moi, cest Karola, dit-elle dans un trou qua laissé pour elle lhistoire, quand la question vient sur le tapis.
Sûr quelle le déteste.
Elle le trouve paumé.
Et puant.
Mais elle ne peut nier quil y ait une part de vérité dans ce quil dit.
Et ça la touche.
Tant daffirmation,
de conviction,
de passion
et tant et tant.
Surtout quil dit "tu" en parlant de lui,
sans intention véritable,
sauf quil est persuadé que cest la même histoire pour lAnge
et quil na pas tort.
Même lhistoire des femmes que Sarzeau lui raconte,
une histoire loupée et insipide,
finit par la toucher.
Les bouts de phrases qui défilent, cest un poème
et elle nest pas insensible à la poésie.
Tu me tueras, Jean. Maman.
Et cest quand que tu vas rentrer ? de Jeannine, après un rituel :
Jvais chez René...
- Comme si que jlui manquais ! commente lhomme.
- Peut-être était-ce vrai, dit la Belle à la langue fluide.
- Foutre non ! dément lhomme. Parait quelle avait sa vie à vivre. Avec le type du bar-tabac den face.
- Tout le monde a le droit de vivre sa vie, non ? dit la Belle à la langue habile.
- Mais elle est morte ! rajoute rapidement Sarzeau comme le détail omis qui lui donnera raison. Avec le type du bar-tabac den face.
- Oh, pardon, sexcuse la Belle à la langue confuse.
- Ya pas dmal, politesse le veuf Sarzeau.
Yavait aussi le va te faire voir de la fille au comptoir
et les mille formules de la jarretière rose qui tient le mur un jour de paye.
Du classique : tu montes, mignon ? ça fait marin, cest exotique,
à lincroyable Nirvana dIrma qui prend des poses pour pas cher,
en passant par lignoble : viens te vider les trois bourses avec ta Ginette.
- Moi aussi, je suis un putain, dit la Belle à la langue brusque.
Sarzeau réfléchit un instant. Une putain, cest une ironie mordante qui justifie quon la baise pour quatsous. Une putain nest pas un ange. LAnge nest pas une putain.
- Dit pas de bêtises, quy dit. Tes un Ange. Tes lAnge.
- Putain dange que je fais, dit-elle dans un sanglot rieur.
La grossièreté de la Belle le choque un instant et il sefforce doublier comme il sait si bien le faire, oublier par deux fois. Cest oublier sûrement. Il était si bien, linstant davant, à parler à lAnge de toutes ces vérités, quil lui refuse le droit dinstruire le malaise et dinvoquer le silence. Mais cest elle encore, qui le chasse, le silence :
elle crie.
Quand une chaleur mouvante sest posée sur sa cuisse droite, elle a tout dabord cru quune main de lhomme cherchait une place sur sa jambe, ou bien vers son sexe, faut dire quelle sy attendait depuis un moment à celle-là. Mais tandis quelle optait pour les voies de la diplomatie, elle a nettement vu les deux mains de lhomme soccuper à triturer le Flingue, complètement ailleurs en tous cas quaux alentours de son entrejambe.
Alors elle sest un peu inquiétée. Elle a regardé sa cuisse. Et sur le coup, ça lui a fait peur.
Sûr que cest une des Bêtes que Sarzeau préfère, la verte poilue qua de longues rayures roses sur le dos et un poil blanc tous les quatre anneaux, la Bête qui sest levée sur la cuisse de la Belle et qui la regarde avec ses yeux denfant, lair de dire :
- Eh ben quoi ?
Puis,
ah pardon, considérant les lieux de son somme.
Et elle est allé rejoindre les autres Bêtes que la Belle - qui a brusquement freiné dans une rue vide - considère sur la banquette et sur la plage arrière de la berline, tranquillement endormies, ayant relâché toute leur vigilance dans le confort tout relatif à leur grand nombre, à leur souplesse, à linefficacité de la matière dans leur monde et finalement, aux moelleux coussins de lauto.
- Quest-ce que cest que ça ? demande la Belle à la langue ahurie.
- Jamais trop su, fait le menton de Sarzeau quest rentré dans ses épaules haussées. Je les appelle les Bêtes. Mais elles sont propres, hein !
Le Patron ne voudra jamais croire ça, se dit la Belle. Et il a déjà dû sonner le branle-bas de combat sur tout le réseau pour savoir qui a eu le culot dabattre Jeff dans sa propre voiture...
- Pourquoi quon sest arrêté ? questionne Sarzeau.
LAnge regarde lhomme, qui lui, regarde partout, sur le qui-vive. Elle jette un dernier coup doeil - un peu dégoûté - aux Bêtes, puis elle redémarre, quittant les vieux beaux quartiers pour les faubourgs, doù lon voit les toits de la ville grimper progressivement vers la flèche de la Cathédrale à leur droite et descendre vers le port par des voies tordues sur leur gauche. Le ciel est orange du fait que léclat des lumières publiques sempâte dans les brumes et les fumées diverses. Divers malaises, un peu estompés, diverses questions, assez confuses. Ca fait comme les images de contes qui font peur aux enfants, où lon voit une tour noire dressée au sommet dun pic sombre parcouru par un unique sentier sinueux où quun Prince chevauche sous une pluie lugubre. Ouh, ouh, fait le vent dans les oreilles d Elrik trempé et transi de froid, qui galope vers ce palais aucunement indiqué sur son Gnome et Migou, fidèle guide du cavaleur égaré sil en est...
Je rêve, se dit lAnge.
Pensée somme toute assez logique dans le fatras peu imaginatif des vues concises et résumées.
Mais la Belle ne confond aucunement le rêve et la réalité. Aucune ambiguïté du genre aux tréfonds de son être. Limmense surprise, voilà tout. Elle sy fera.
- Jai besoin de boire un verre, tente-t-elle à légard de ce que peut permettre lhomme.
- Jai faim, répond lhomme. Faim et sommeil.
- Je connais un endroit, dit la Belle. Cest une auberge tenue par des amis en dehors de la ville.
Pur réflexe de lancien Sarzeau, le missionnaire extrait dune poche une misérable poignée de monnaie. Il a tout laissé sur le comptoir de Chez René.
- Jai pas de fric, dit-il.
Quoique le grand Sarzeau soit sensé ne pas en avoir besoin, il rajoute pour faire le lien :
- Il en faut pour se cacher à lauberge.
- Ca va, dit la Belle, ça ira.
Sarzeau opinait, lauto savançait sur des routes où les réverbères étaient plus espacés, puis bientôt remplacés par des arbres blancs bien alignés sur lesquels miroitent de petites plaques oranges fluorescentes clouées à même leur bois charnu, au travers de leur écorce frêle. Derrière, les tours privées de leur grande taille et de leur grisaille saplatissent en de petites maisons tranquilles habitées par des planteurs de poireaux et des pêcheurs à la ligne, des retournés aux sources quont leur lopin privé où poussent des hortensias roses et mauves, des pâquerettes quils coupent dun coup de fureur dominicale, des nains écaillés quont pris racine, depuis le temps, preuve quil fallait bien les y enterrer à la Sainte Catherine Et Grand-Mère, elle va repousser dans la terre ? Dis pas des choses pareilles, Jean ! Mais cest papa qui dit quon la plantée pour les boutures. Mais maman ne claque pas papa.
Maman fait le café pour les amis de papa. Maman fait la lessive de la petite famille en affirmant que Jean la tuera. Quand elle est morte - en plein hiver, aucune chance quelle repousse jamais - Jean fut certain quil ne lavait pas tuée. Le lézard, cest quil ne saura jamais si maman na pas cru, durant son agonie, que son Jeannot lempoisonnait.
- Angéla, dit-il.
- Karola, le reprend la Belle à la langue correctrice.
- Ouais... Je voulais te dire... Tu nes pas une putain.
- Si, vous dis-je !
- Non ! Tu es lAnge déchu...
... et tentateur, finit un curé dont la soutane traîne sur le sol mal dallé de ses souvenirs.
Ca nest pas ce que voulait dire Sarzeau par "déchu". Il pensait même tout linverse.
Elle sest mêlée aux hommes pour les protéger, les sauver, voilà ce quil voulait dire. Trop tard. Tout est révélé maintenant, la pensée profonde quil ne voulait pas dire.
Comme il nest pas daccord avec son idée, il oublie. Par deux fois, cest oublier sûrement.
Ils pénètrent, après un portail de fer noir que se meut seul sur ses gonds, dans une allée bordée darbres nains et bien taillés et chaque détail de la bâtisse qui se dessine au devant deux respire dun luxe incroyable, que Sarzeau na jamais conçu.
Les généraux crèchent ici, se dit-il, les yeux dirigés par les images dune guerre qui était celle de son père. La réquisition militaire au profit du conquérant, à léchelle dun monde, ça laurait tué, le père Sarzeau. Lusine sen est chargée avant, cassant lhomme morceaux par morceaux, le réduisant à des miettes dos, diluant ses restes dans un bain dhuile de coude pour lenflammer comme un torchon le jour où quon en avait plus besoin, de louvrier besogneux. Mais ils sont venus en double centaine disperser ses cendres sur une colline où quyavait du vent,
deux arbres lugubres
et maman,
toute en noir,
qui serrait très fort son Jeannot par sa main gauche, tandis que lautre réceptionnait les condoléances de tout ce que lusine comptait comme délégués syndicaux.
Cétait le premier jour de lan zéro, de lère nouvelle, des temps conquis. Et avec papa, ils venaient de disperser les cendres du vieux monde qui déjà saccordait sa rédition. Les plus tenaces décomptaient les années depuis la mort de papa - deux ans après la mort de ton père, disaient maman, le curé, certaines des bonnes dames, épouses ou veuves des camarades de Sarzeau père - histoire sans doute de névoquer ni lère chrétienne qui est lère ancienne, ni lère nouvelle dite de crise de soumission ou de rédition.
Aussi était-il temps quintervienne Jean Sarzeau.
Dun claquement sec de sa langue pâteuse, il intègre la totalité des Bêtes dans leur étable de songes où elles sarment, se préparent, se hérissent, attendent.
Quelquun vient à leur rencontre.
- Restez tranquille, lui dit la Belle à la langue sèche en matant le Flingue que lhomme dresse à son côté.
Un ordre, quil pense Jeannot flingueur. Vlà qula Belle a retrouvé la mémoire !
Petit pincement strict au bord de son coeur :
lAnge est lAnge,
sa beauté incarne lentente,
leur différence davec les bestiaux,
un petit monde beau,
où quon gueule pas des ordres,
où lon ne fait pas de reproches,
où quon peut, après tout,
finalement,
sentendre.
Puis de sourds battements dans sa poitrine. Complicité.
Camarade ! Mon amie ? Taratata, je taime, poum, poum, allons, du calme!
- Daccord, camarade, quy dit en rangeant larme. A toi de jouer.
- A moi, dit la Belle au palais déchos.
Dissimuler la complicité - lamour ? - montant en elle, comme elle le fait de la source de chaque sentiment, un long cheminement de sa pensée enfouie vers sa bouche. Une véritable usine à décanter, presser, étendre et laminer le songe.
- Pourvu quils ne fassent pas de conneries, murmure-t-elle. Pourvu que personne nen fasse.
Lhomme qui vient est une femme. Cest à dire que la chose hésité, depuis sa reptilienne forme réelle, à choisir lune ou lautre des formes intermédiaires. Ca ondule, ça varie et ça choisit finalement dêtre une femme, le véhicule étant identifié.
La Belle soupire en tirant ses cheveux blonds entre ses doigts écartés.
- Quy a-t-il ? sinquiète Sarzeau.
- Je vois de ces trucs, répond-elle... Je dois être fatiguée.
- Sûr, on a roulé.
La définitivement Elle avance sa robe grise comme une brume dans les faubourgs sur le chemin graveleux quéclairent les phares blancs.
Et la lumière qui provient des deux portes vitrées de la façade gauche de lauberge.
Les lampadaires bas qui bordent et tracent le chemin.
Les lampions de la porte dentrée.
Et une ampoule bleue. Nue.
Auberge du Pèlerin de Fer.
Rien dinhabituel.
Cest à peine plus évocateur que "le Cheval Blanc", une pointe dambiance au-dessus du " Relais de la Rascasse ". Une ferme aménagée grand luxe, calme, pêche dans létang, animation dansante en fin de semaine. Acceptons la Diabolican Express.
Rien dinhabituel non plus dans les arcs et les courbures lumineuses. De lart antique. Les bestiaux nont nul besoin de lumière - outre, dans leur enfer, ces blancs soleils qui maintiennent une vapeur permanente - sinon par goût des trophées, par ce quapportent comme menus plaisirs les exotismes du conquis. Les généraux aiment ça. Les jardins, les fontaines, les lumières, ces barbaries-là qui ont le goût des âmes rompues, des fossiles.
LElle traverse la pelouse sans soccuper des divers pièges, minimes mais traîtres, quelle recèle sous la nuit, cherchant plutôt une attitude qui convient à sa forme et aux convives qui viennent.
Une certaine classe, sûr. Une bourgeoisie excentrique, une quarantaine qui porte bien ses cheveux blanchissant dressés au-dessus du crâne et plongeant en une brusque mèche qui serpente sur son dos, une fente, à droite de la belle robe qui vend une cuisse lisse et musclée et un visage charmant qui a vécu mais qui na pas fini, à preuve, ses volontaires poings qui cadencent sa marche rapide.
LAnge baisse sa vitre en pressant sur un bouton.
LElle penche son visage auprès deux, sa bouche moutonne des traînées blanches et froides.
- Que se passe-t-il, Karola ? demande lElle sans préambule.
- Cest spécial, répond la Belle à la langue mystérieuse.
- Aurais-tu un morceau à manger et deux chambres disponibles ?
- Cest faisable, approuve lElle.
Ils traversent à sa suite les inclinaisons lumineuses vers lépaisse porte dentrée, laissant là la berline noire, dont Sarzeau a pris soin de recréer toutes les illusions dautomobile.
LAnge et lhôte - Sarzeau est un pas au derrière de leur dernier - poussent sans bruit lépaisse porte de bois.
LElle sécarte, son geste est gracieux,
au devant, lAnge,
après, Sarzeau.
Leurs joues sont rouges du chaud de lauto,
puis du froid qui picote la peau où il givre
et la brûlure du foyer où lon parvient, qui mord exactement sur les picotis de lair glacé de dehors,
dehors qui lance un courant dair humide et terreux,
cette ravissante odeur darrivée,
darrivée à létape,
dans le coeur de la salle de pierre.
- Fait bon ici, dit Jean.
- Nous faisons du feu tout lhiver, sétale lElle sur son ton de convenances accueillantes.
Sarzeau lobserve un peu mieux, elle lui sert de point dessai pour ses rétines qui se rétractent dans laveuglante lumière.
Cest drôle, ça. Un truc quavait jamais zieuté mon Jeannot. Cest dans les yeux de lElle.
Ya cette première couche de chair,
masque cynique du lézard,
lElle.
Puis le lézard lui-même,
en seconde couche,
en strate inférieure.
Puis derrière tout ça,
tout derrière,
les yeux ronds comme un cul de poule devant un couteau,
il y a la vraie lElle,
la poire coupée en deux,
la jetée dans la gueule du loup,
lendiablée tirée par la queue,
la gueule de velours dans la poigne de fer gantée de son gris nacré,
la rose belle lacérée du cinglant fouet
et du riant rasoir,
la brisée à deux mains comme on saisit son courage pour sortir de son lit un matin de janvier.
Cest drôle, comme Sarzeau se sent capable dattraper lâme en charpie par sa main au fond de ses tortures. La tirer de là, faire resurgir la femme dau sein du lézard, une seconde naissance, en somme.
Mais lhomme a soif. Ses désirs qui resurgissent au détour de ce soir. Il ne fera rien pour lElle.
Il est debout et saisit le temps qui passe.
Sa main serre les chaleurs qui viennent.
Sa tête appelle au vin, rien que de linjuste, il na plus rien bu du tout depuis le bistrot de René.
Son sexe est tranquille sous les petits coups du pesant flingue qui ballote dans la poche de sa gabardine froissée.
Sa langue lourde lape le délicieux moment où quil attend de savoir si il va boire, ce quil va boire, où seffacent, ou se transforment, tous les gargouillis qui chatouillent ses entrailles sous la force du désir quil commande comme un chien, ou comme une Bête.
Les rideaux qui découpent la salle encore enfumée de sa veille inquiètent Sarzeau, mais certainement moins que lAnge qui, nerveuse, va de lune des quatre vitrines murales à lautre,
qui cherche,
fronce ses beaux sourcils,
sinterroge comme un limier britannique de roman écarquille ses yeux songeurs,
tend ses doigts tout droits sans quils touchent les vitres comme un oracle antique puise un signe dans une source vive,
seffraye de quelque chose comme une reine voit intriguer sa cour à ses pieds.
- Tu as changé les collections, dit la Belle à la langue étonnée.
LElle sempresse de démentir, comme pour rassurer une soeur longtemps absente qui retrouve sa chambre et constate que lon a sûrement couché dans son propre lit. LElle sempresse de les installer comme une bourgeoise distraite par labsence de son mari fugueur mais pour qui le spectacle continue et qui se trouve vraiment confuse dainsi manquer à toutes ses obligations.
Courageuse bourgeoise, fait lautre aux questions dans sa tête.
Sûr, quy fait Sarzeau. Sûr que michtouille, cque jaurais plutôt pensé, cest le gars à qui on dit que sa belle est rendue et quessaye de tenir debout devant les autres quont rien dit et quarrivent même plus à le mater de face, tellement que leur menterie les étouffe, maintenant quil sait. Ou quelque chose dans le genre. Servez-vous un coup, les gars, quy dit, jvais faire un tour.
Mais cest à lAnge :
- Tu dois avoir raison, dit la Belle à la langue soumise. Je suis fatiguée, Marga.
- Comme à chaque fois que tu viens ici, ma chérie, dit lElle en embrassant Karola sur le front et en la conduisant dun même élan par le bras à sa place. Je vais vous préparer quelque chose de chaud.
Sarzeau sourit et lElle - Marga - lui rend poliment son sourire, puis sévapore derrière les grands rideaux pourpres. On entend ses pas frapper le plancher, rapides, tout à fait déterminés. Lillusion est parfaite.
Sarzeau se relève, toujours souriant et va sans peur observer le côté de la salle que masquent les rideaux. Il ny a personne, bien entendu.
- Tas tes entrées, dis-moi, quil lance à la Belle de loin. Tu dois compter pour quelque chose dans leur position auprès des chefs...
- Il y a de ça, dit la Belle dont la langue cherche à sexpliquer, à profiter, aussi, des puissants courants de la folie furieuse de lhomme. Je connais bien cet endroit... Vide comme ça, cest un peu insolite, bien sûr.
Insolite ? Que faut-il croire maintenant ? Sur quel sol faut-il marcher, de quelle couleur le monde est-il ? Elle a cette certitude de parfaitement connaître sa vie - tout ça était assez bien réglé, en somme,
lEnfer, vieux sentiment, venait parfois, aussitôt chassé par la tâche quil faut accomplir,
ou le repos quelle peut prendre
- certitude qui devrait lemporter sur toutes les folies -
elle ne parvient seulement pas à intégrer ce soir à lécoulement mélodique des choses. Intégrer ? Dans lensemble parfaitement dissonant des souvenirs - elle en a comme tout un chacun qui a fréquenté lécole des hommes dici bas - et des troubles présent ?
Ses souvenirs.
Une porte qui claque sur une voix rageuse, papa.
Une femme épaisse qui vieillit allongée sous une couverture orangeâtre, maman.
Les officiers qui viennent et qui font glousser mère au travers de la cloison. Des pères ?
Pauvre petite ; la vieille Adeline en noir qui la recoiffe dans la cour de lhôtel,
dans laquelle se forme goutte à goutte une flaque depuis létendoir de lune des fenêtres.
Laquelle de ses cent et une taties qui vivent ici, partent souvent,
disparaissent couramment dans linfamant chuchotement général,
meurent parfois dans un abîme doubli,
jeunes,
pour de mystérieuses raisons jamais véritablement révélées, laquelle de ses taties a quitté ses peaux de dentelle et de soie pour les étendre dans lair moite ?
Un bosquet brun où souffle un vent dautomne,
à la sortie du petit cimetière de village où lon vient denterrer maman, dans un linceul tout blanc
et sans larmes, elle fait remarquer à la tante Annie qui verdit que sa change mère de son éternelle couverture orangeâtre,
mais pas tellement de position.
La messe
- cette soutane noire et trop longue qui racle à nen plus finir le sol mal dallé de léglise qui sent le moisi - ...
lennuie à mourir.
Elle joue.
A tendre sa poitrine neuve sous sa chemise légère pour rendre fou tonton René,
la main calleuse qui râpe bientôt son ventre lisse vers son sexe sec,
dans le petit bosquet brun où souffle un vent dautomne,
à poser le canon froid du six-trente-cinq de mère sur le cou rouge et ridé du vieil homme qui blêmit,
à faire silence et à faire croire quelle a tout dit,
jusquà ce que les talons raides de lhomme tracent dans lair ce parcours régulier quimpose dans la grange le petit vent dautomne à son corps de pendu.
Je suis la fille de Tralala.
Quest-ce que tu veux ?
Du travail.
Je peux taider.
Vous êtes mon père ?
Non. Tu veux travailler ou poser des questions ?
Le bois de lescalier qui craque sous le lino pourri de cet hôtel miteux,
les potins des filles au bar qui vident dune traite leur whisky sans glace et retournent à leur place sous leur lampadaire blême qui ne parvient pas à percer la brume du faubourg,
attendre,
les dizaines dhommes
- de Sarzeau -
qui nattendent delle que son petit cul réputé,
avoir peur de chacun deux,
attendre encore,
que ça soit fini.
Attendre,
ça occupe une vie,mais pas la sienne.
- Je vaut mieux que ça, dit-elle à lhomme qui veut laider.
- Cest pourtant la bonne école, répond lhomme. On dit que tas sale caractère, mais que tu te défends bien. Tu les rend dingues.
- Comment le savez-vous ?
- Tu veux travailler ou poser des questions ?
Elle est vexée, mais elle se tait, mordille sa lèvre inférieure, ce qui lui donne un air confus de vierge désolée et naïve, inspire un grand coup, ce qui soulève sa poitrine parfaitement dessinée.
Elle voit que lhomme se trouble,
mais il serre fort laccoudoir de cuir de la grosse voiture et disperse ses spasmes dans dautres désirs que celui de sa chair, un autre désir parfaitement dévorant.
Daccord, jai besoin dune fille comme toi, Karola. Un travail de haute volée, du grand chantage, gros risques, rapports énormes. Ca va ?
Ca va.
Attention, petite. Les gars quon va plumer, cest pas des moineaux...
Le canon froid du six-trente-cinq de mère quelle portait chargé sous laisselle collait à la peau humide du cou de lhomme qui pouvait laider.
Je ne suis pas une colombe, mon tourtereau, a-t-elle dit à lhomme dont elle allait faire le Patron.
Lhomme dont le Patron avait pris la place et ceux qui avaient suivi, elle les avait possédés, plumés, dépecés et elle navait gardé deux que limpression dêtre un délicieux vampire.
Les hommes et les flashes des appareils compromettants,
le crépitement des feux assassins
et celui des feux vengeurs qui les font tomber autour delle comme des mouches.
Le Greco et le Rital, Double-Six et lAntoine, Marccesi, Naval, Mireille, impasse Drouot, passage des Tertres, hôtel Winston, Santonietti, Branday, feux, dénonciations, attentats.
A quand son tour ? Ce soir.
Ce soir cétait du pire que tout. Une nuit de décembre brumeuse que percent les troubles présents.
Les images claires de ses souvenirs qui chutent dans un étrange océan doubli,
ce soir qui vient trancher hier en mille morceaux,
cette impression malhonnête davoir eu jusqualors trop de chance, davoir épuisé cette incroyable veine,
confiante au point de donner son fameux six-trente-cinq à Marga lors de son premier séjours ici, cinq ans auparavant. Il est dans lextraordinaire armurerie du sous-sol, musée inquiétant ouvert à quelques privilégiés, amis intimes ou pigeons parvenus au bout du chantage qui vont mourir certainement moins idiots quils auront vécu.
Elle a épuisé le filon sans vraiment pouvoir partir de la mine, surtout après la mort de Jeff, on la croit sûrement trop maligne pour être innocente.
Elle est fichue devant ces hommes dont beaucoup ne seraient rien sans elle.
Elle est fichue pour les chiffres qui dirigent le hasard, lune des prochaines balles tirées sera sans doute pour elle.
Elle est fichue - finalement - devant ce Dieu auquel elle na jamais cru mais sans lequel tout serait si absurde,
à moins que,
à moins que lhomme nait raison,
quelle soit une sorte dagent divin,
pion joué sur une table cosmique,
ce qui la changerait de son éternelle couverture orangeâtre mais pas tellement de position.
Cette vie naurait par conséquent pas été vécue, mais imaginée. Aucun de ses souvenirs ne serait-il réel?
Ou bien enfant - fausse enfant, donc, ange incarné dans la culotte incontinente dune môme braillarde - elle aurait vécu tout ça, grandi, tué, dans lattente de ce jour, dun ivrogne sanguinaire qui vient, dit-il, porter le divin espoir et la guerre sainte ?
Pourquoi pas, au fond,
ça lui file un cafard monstre,
de devoir tout laisser,
tout rayer et tout recommencer,
car il lui semble navoir aucune instruction dange,
mais il ny a plus rien à tirer de sa peau de femme à vendre. Peau dapparences, peau qui lui fait traîner ses pieds à beaux escarpins dun enfer à un jardin, puis dun autre enfer vers ce soir.
Brusque virage.
Assez de signes pour dire quil a peut-être raison, lhomme,
tant de balles évitées,
tant dultimes instants dépassés,
tant de petites déprimes qui devaient immanquablement la rendre folle, écartée dun coup de chance,
ça ne pouvait pas durer.
Elle fait le compte des derniers signes,
le visage reptilien de Marga dans la trouble lumière de lauberge,
ces immondes Bêtes qui grouillent et râlent aux alentours de lhomme
et peut-être le moins frappant de tous les signes, mais le plus marquant, si elle fait confiance à sa peau de femme, cest cette pesante impression que quelque chose se trame ici.
Le feu crépite effectivement dans la grande cheminée brune, il étire comme des tentacules sa lumière tremblante,
tentacules quil glisse dans les ombres,
enroule autour de chacun des pieds de trois grandes tables de bois ancien et du tronc de petits guéridons rond à trois pieds,
des chaises au grand dossier de bois gravé qui chantent en silence lhistoire du Pèlerin de Fer
et conte en ombres chacune des crevasses et des aspérités du plancher qui craque sous le pas tranquille de Sarzeau,
fait danser les chasseurs, les promeneurs et les montgolfières qui tapissent tout le mur dans un charmant style.
- Lauberge appartient au Patron pour les gens qui comme moi ont parfois besoin de se " reposer ", fait la Belle à la langue révélatrice. Le nom de lendroit et les prix pratiqués éloignent un certain nombre dimportuns. Cest calme et discret, on peut y tenir des... Des réunions.
Chose quelle naurait jamais dit à un type armé si elle navait été sûre quil était complètement braque. Et surtout sans ce pesant désir de savoir.
- Ils nont plus besoin de tout ça, affirme Sarzeau en prenant place sur le coussinet de sa chaise. Ils croient que lon est déguisés, tu comprends ? Que lon garde nos faces humaines sur nos peaux de lézards par élégance et comme on est censé être plus gradé queux, ils cherchent pas à savoir...
- Ils sont peu précautionneux, dit la Belle à la langue ironique, ironique pour Sarzeau.
- Cest ta belle face dange connue qui les fait taire, réplique lhomme sérieux.
Pousser son pas claquant vers le bar et leur servir à boire, cest tout ce quelle trouve à faire contre le violent silence de son trouble.
Le bar est a lopposé des rideaux sombres, à droite, au loin de la grande cheminée qui crépite encore et cela la fait passer devant au moins deux des vitrines.
- Je suis sûre que les collections ont changé, certaine, dit la Belle à la langue qui se disculpe.
- Cest une erreur dans la reconstitution du bâtiment, évidence du Sarzeau. En pleine nuit, y sattendaient pas. Ca doit arriver, des fois.
- Je navais franchement pas pensé à ça, dit la Belle à la langue sans cruauté.
Lalcool doré coule sur le fond de deux verres larges et les papilles de Sarzeau shumectent au commandement de ses yeux attentifs. Attentifs sont ses yeux quand elle revient vers la table, gardant soigneusement la précieuse charge. Ce quils regardent, pourtant, malgré la boisson quil désire ardemment, cest le pas léger qui transporte lAnge.
Elle trouble ses sens
et les courants de sa neuve pensée,
il se sent capable de,
de tant,
oh,
de tout !
Le plus heureux des hommes
et pas du fait quil en soit le dernier,
pas à cause de ça,
le plus heureux de tous les hommes qui ont existé,
vrai,
cest sacré court dinstant,
à peine le temps de causer sa question :
que marrive-t-il ?
Tes amoureux, mon Jeannot, sacrement atteint !
Cest ça ?
Sûr.
Bon Dieu, cest que cest vrai ! Ca me prend comme ça, ça a lair plus important que tout, que la mission, même.
Ca éclaire tout, ça balaye comme un phare sur la lande, là et là encore. Ce quelle est belle, hein ?
Attends, mon Jean, fait lautre qui sait tout et qui donne les mots à sa tête. Temballes pas comme ça, tu me rends triste.
Fous moi la paix ou je te fais la peau...
Ecoutes-moi, plutôt que de causer des âneries : la Mission, ty survivras pas, sinon, tout ça na pas de sens.
Tes sûr ?
Cest écrit, dés le départ.
Alors je laisse tomber.
Fini Sarzeau, mon gars. Plus dFlingue, plus de Bêtes, plus dAnge !
Ca va, ça va. Je crève au bout de lhistoire. Mais en attendant, elle fait moins lAnge que la Belle, Karola, hein, on y est pas encore, au bout de lhistoire, il y a maintenant, merde !
Ténerves pas Jean. Jsuis lAnnonciateur, voilà tout. Tu crois que lon fait ce quon veut ?
Bon tas annoncé ? Tu peux me lâcher les spartiates, alors.
Jean... Cest là que ça se complique. Cest pas vraiment la plus chouette partie du spectacle et pourtant, ça membêterait que tu ne le saches pas : Judith - enfin Karola - cest elle qui doit te donner aux bestiaux. Elle ne le sait pas encore, il y a quelques points à préciser, là-haut. Ca ne simprovise pas...
Pas elle !
Si. Mais en attendant, il y a un passage plutôt sympa.
Et quest-ce qui me dit que tu es bien le bon Annonciateur ?
Là-haut, on mappelle Jean, tu piges ? Oh et partout, tu verras. Tappelles si tas besoin. Et insiste, au cas où que je serais sous la douche.
Eh !
Oui ?
Je... Après, cest comment ?
Qui mourra verra, mon pote. Bon appétit, au fait. Cest ton dernier repas terrestre, mon Jeannot et ya un gigot aux flageolets quest pas dégueulasse. Prends un Margaux, cest ce quy zont de mieux...
- Cest dommage, dit la Belle à la langue désolée qui sassoit en face de lhomme. Ils avaient quelques piécettes dargent romaines tout à fait fascinantes. Elles avaient quelque chose détrange...
- Mais elles sont là, ma chérie, dit Marga qui éclaire lune des vitrines après avoir déposé deux assiettes fumantes, du pain et de leau devant eux. Ce sont des deniers romains du premier siècle.
Elle fait silence et elle caresse la vitre, comme une religieuse montrerait la relique sacrée conservée au couvent derrière un drap de velours dans le fond dune crypte.
- Et il y en a trente, précise-t-elle.
Elle revient brutalement sur son beau plancher, tourne vers eux des yeux beaucoup moins passionnés que dans les néons de la vitrine.
- Vous boirez un peu de vin ?
- On ma causé que vous aviez un Margaux pas des derniers, dit coquin mon Jeannot.
- Vous êtes bien renseigné, sourit Marga. Quelle année ?
- Celle que prend notre ami commun pour ses repas daffaire, dit la Belle à la langue entendue.
- Ah, je vois, dit lElle qui séloigne, non sans avoir allumé les mèches du double chandelier qui trône sur la table et baissé les lampes du plafond et des murs.
Pendu aux dents dargent de la fourchette de la Belle. Trajectoire suivie du somptueux gigot jusquà sa bouche aux lèvres épaisses. Tracée chacune des courbes de son visage qui labsorbe plus sûrement quaucune croyance. Désirer, penser, parler, saisir la main dignement posée tandis quelle mâche le met, avale, prend conscience quil la regarde sans manger.
- Karola... dit-il.
Elle ôte sa main de sous lemprise de celle de lhomme, déçue sans doute par cette rage qui les prend tous en sa compagnie, rage qui ne peut échoir à celui qui doit clore une parenthèse sur son passé, nullement en ouvrir une sur un banal accident de parcours. Et après tout, elle est sensée le détester. Il a tué Jeff, bras droit de sa petite organisation au sein de la grande, il la met dans une situation fort précaire vis-à-vis des autres...
Si encore il était réellement - puissamment - différent.
Mais monsieur Sarzeau nest quun homme parmi tous les autres - un ivrogne et un assassin - ça ne la change décidément pas.
- Mon vrai nom, cest Judith, dit la Belle à la langue révélatrice.
Elle ne peut simaginer à quel point elle a frappé lhomme, à quelle profondeur de ses entrailles nouées elle a enfoncé ce prénom qui était bien caché dans ses méandreux souvenirs, resurgi un instant pour mieux senfouir dans dautres tripes comme un ténia noueux.
- Ton petit nom, cest Judith ? demande lhomme à la voix étrangement rauque et vibrante.
- Oui, dit la Belle à la langue dont la confirmation semble pouvoir aider lhomme.
Il sest reculé sur sa chaise, dans un coin sans lumière, son regard a coulé sous la table, poussé par cet immense découragement qui la fait soupirer.
- Cest donc vrai, dit-il.
- Je ne sais pas pourquoi je vous ai dit ça, dit la Belle à la langue qui cherche à comprendre, à suivre aussi, les courants sinueux de la pensée de lhomme.
- Parce que tu le devais, répond soumis mon Jeannot. Parce que tu retrouves la mémoire. Et laut qui disait quil y aurait un passage plutôt sympa...
- Lautre ?
- Celui qui ma dit que tu tappelles Judith, quyavait de lagneau au festin, quy fallait prendre un Margaux. Cest un genre dange gardien, y transmet les ordres en quelque sorte.
- Il na pas parlé dautre chose que du gigot ?
- Si.
- Alors ?
- Il a causé de la Mission. Il a dit que les bestiaux mauraient - ça fait parti des plans, parait que cest écrit. Il a dit aussi que tu me donnerais.
- Vous allez plus vite que moi, dit la Belle à la langue effrayée. LOrganisation na pas vraiment besoin de moi pour vous piéger. Bien que vous soyez un peu... spécial et quil est de moins en moins question que nous nous soyons rencontrés par hasard. Il y a trop de coïncidences avec ma vie - vous diriez sans doute ma vie terrestre - trop de choses terminées pour moi ici. Vous comprenez ?
- Je ne comprends pas. Je sais.
- Alors vous devez certainement savoir doù je viens, comment je suis arrivée, en un mot, vous savez certainement qui je suis.
La rumeur dune grande maison qui gémit la nuit de tout ce quelle supporte, les rideaux qui frémissent dun petit vent humide qui sent le salpêtre et lécho dun pas lointain dans une pièce basse et creuse. Une cave,
une caverne,
une crypte.
Le pas qui vient, gravit un escalier dont on saisit les résonances pierreuses
- encore lointaines -
passe une porte que lon clôt.
Vacillent les flammèches du bougeoir,
crépite plus encore le feu quand une bûche choit.
Chaque parcelle de cet endroit que lon croit sommeiller tremble dune rumeur ou dun soupçon furieux.
Le plancher, les tables et les guéridons, les chaises et les feux, les êtres et leurs rêves, les âmes restantes, les esprits rageurs.
Un coin des rideaux bouge, se suspend, revient, bat lair, fait grincer les tringles, sécarte enfin. Sur la métamorphose à peine achevée dun grand lézard gris.
- Il était bien caché, dit lElle à lair joyeux qui serre avec soin une bouteille mal époussetée dans un linge blanc.
- Ah, très bien, fait Sarzeau au sourire épinglé.
- Par contre, il nest pas décanté, poursuit lElle à propos du trésor pourpre quelle circoncit au goulot enrobé dun chaud papier détain dune lame précise et ardente.
- On fera attention, dit lhomme impatient.
- Si javais su, je laurai sourit avant continue lElle désolée du peu de faste qui entoure le vin.
- Ca ira, Marga, ça ira très bien comme ça, dit la Belle à la langue rassurante mais qui à dautres chats à fouetter,
un tigré qui ronronne au sein de ses entrailles,
un noir lové sur le ballonnet écaillé dun cabinet de toilette dune chambre dhôtel,
un gris qui dort le jour au fond de sa gorge,
un matou pelé sur la gouttière de sa conscience,
une chatte en chaleur qui feule sa hargne dés le couchant et jusquau matin, toujours insatisfaite,
une siamoise, enfin, qui savante fait léquilibre sur un fil ténu, dénombrant les autres chats et les appelle les Bêtes.
Alors lElle, après leur avoir souhaité maints appétits et mille agréableries gustatives senfuit aux coulisses de la bâtisse. Le rideau na-t-il pas fini de battre au vent de son départ, que la Belle accroche sa bouche dévoreuse des vues de lhomme auprès du visage de Sarzeau.
- Alors ?
Il peut entreprendre de lembrasser, ou bien peut-il choisir de lui répondre. Mais il faut, pour bien équilibrer ces choses-là, un grand et ultime baiser glouton.
Lunique.
Celui qui seul a jamais existé.
Il conçoit par conséquent de lui apporter une réponse avant quil ne mouille et quelle nabsorbe ses lèvres curieuses. Dautant quil sait en lui comme on sait lappel du désir qui noue et retord un paquet de tripes, comme il a senti son pouvoir de retourner lElle à sa vraie raison, il sait en lui le pouvoir damener Judith où il le faut pour quelle sache.
- On peut srenseigner, dit-il.
- Alors !
- Ben voilà, on vient... Accroche-toi, fillette, ça secoue.
Sassurant dun regard circulaire quaucune âme mateuse ne sinquiète de sa magie, Sarzeau entraîne la Belle au-delà delle-même, en des lieux où il faudrait être trépassé pour que lon y soit admissible,
mais eux sont bien vivants.
CHAPITRE QUATRE
Et vlan ! Cest le grand réveil ! Plus dauberge ! Plus de feu, plus de bougies, de rideaux, de collections, de bar, de plancher, de tables, de guéridons rustiques, de chaises sculptées !
La Belle, le Margaux et Sarzeau,
le Grand Ether,
cristallisé despoir et de défaites,
lUnivers Absolu,
qui glue sur leur peau nue dans la grisâtre désolation.
Désolé, quil est lEther,
de la bedaine pendante à Sarzeau,
davoir étouffé, parfois, les chatons juste nés,
dêtre concept,
dêtre Verbe,
dêtre limmense paix désertique du sage,
les folies qui partent en guerre,
lignoble souffrance,
la semence qui choit en terre stérile,
le sol sans foi,
seul,
désolé enfin, dadhérer entre la raie de leurs fesses qui flottent.
On ne peut se mouvoir charnu dans cet univers de rien et nétant certes pas rendus à leur fin, il faut, pour ces outrepassés mais point rendus - on causera ici de vivants-morts - gagner une forme éthérique.
Brusquer la chute dans un profond passé où rien nest autre que vent délectrons balayant une rase plaine dinfini et de concept. Retourner dans le zizi de papa
- un paquet de Gitanes sans filtres écrasé en une boule presque parfaite dans une main poilue,
une porte qui claque sur une voix rageuse -
en compagnie de cinq cent millions damis dun soir,
dépasser encore cet état-là,
sécarter de ses gènes,
chevaucher lunique cellule qui est sans savoir,
celle qui chiffre zéro au compteur des mémoires
et zou !
On sattrape deux photons qui filent déterminés vers des fins stellaires,
on passe des arches,
on dévale des raisons,
on senfuit des mémoires,
on dépasse des souvenirs,
des idées,
des angoisses,
des folies,
on sort enfin de la masse éthérée pensante pour pénétrer lexistence pure et sans appel,
survoler ce tout grand dôme gris qui est un amas de moellons glueux irrigués de mille veinules où senfonce longle pointu de la douloureuse conscience,
qui ramène dans le panier dun dieu quelques uns de ces neurones bien mûrs
- délectables en confiture,
ou bien gobés comme des huîtres avec du citron -
arrachés dun coup sec à la masse passive.
- Cest un lever de cervelle ! crie Sarzeau pour être entendu au travers des vents solaires. Tu verras pas ça tous les jours !
- Cest effrayant ! fait la Belle à la langue ébahie. Cest Dieu ?
- Non, cest moi ! On a pris un raccourcis !
Ils filent au travers du grand vide, traversent à une incroyable vitesse des millions déternités, croisant dautres rayons dont certains sont aussi chevauchés par des vies aussi variées en forme quen nombre
et plusieurs dentre elles rappellent immanquablement les Bêtes,
ou des bigotes en coiffe,
des généraux qui perdus foncent le sabre au clair,
des hommes détat pourpres qui grondent un discours sans constance,
des va-nu-pieds qui se le prennent sans se presser dans les crevasses des corps célestes qui jalonnent la route, scandaleusement exhibitoires.
Les photonautes manquent par deux fois dentrer en collision avec un vol de poètes sauvages qui clament des vers sous fenêtre dun éternel printemps
et une fois avec un aviateur en panne qui seffondre de rire en regardant les étoiles.
Ils croisent une carmélite silencieuse qui fait du stop en pleine côte, crachant les pépins dun fruit bizarre pour leur faire croire que les voies du péché originel sont impénétrables.
- Prend sur ta gauche, fait lhomme à la Belle. On se propage en courbe !
Ils ralentissent à lentrée dune vallée touffue où leur voie se parcelle en mille sentiers, dapparence tous semblables. Au croisement, ils demandent leur chemin à un philosophe grec qui encore vêtu dun pyjama des enfers vide un bock sur une table en Formica en compagnie dune demi-mondaine, dun quartier-maître qui chante et dun peintre du dimanche plein comme un oeuf.
- Faut voir, mon gars, répond le quartier-maître à la place du philosophe. Si cest pour la petite dame, cest au choix.
Le philosophe leur fait un tour de cartes où le roi de trèfle dévore bruyamment un as de pique qui crie au martyr et accomplit un triple saut vrillé malgré son âge avancé, devant, mesdames et messieurs, leurs yeux ébahis.
Ils applaudissent et ils sen vont, suivant la route qua choisie la Belle sans se tromper, passant dautres vallées,
verdoyantes ou désertiques,
rocailleuses ou bien marécageuses,
parvenant enfin à la porte dun temple blanc où un groom signifie à Sarzeau que seule peut entrer la petite dame.
- Alors jattend là, dit-il sans insister.
- Jessaierai de faire vite, dit la Belle à la langue excitée.
Elle pose un baiser lippu sur son front trempé par la course et senfuit à poil dans les corridors du temple.
- Les longues distances, ça crée des liens, quy dit au groom qui sourit.
- Sûr, répond langelot.
- Dites...
- Monsieur ?
- Vous pourriez me trouver un pantalon ? Nimporte quoi qui habille son homme...
- On va voir ça, répond lautre en pénétrant dans son office.
Mais à peine a-t-il clos sa porte sa porte quun postier cycliste rouge et soufflant frappe à son carreau et fait surgir le visage du garçon au travers des hortensias ardoise.
- Il y a un paquet ! dit le facteur.
- Donnez toujours, fait le groom.
- Il me faut une signature. Cest pour monsieur... Monsieur Sarzeau.
- Eh ! Cest moi ! fait le gars Sarzeau.
- Ah ? considère le préposé. Cest tant mieux. Cest que ça monte, ce quartier.
Sarzeau opine du chef, un peu surpris, il faut bien le dire,
il signe le carnet de lhomme
et laccusé de réception,
il signifie au groom dun geste éloquent de servir un canon au bon gars.
Et le jeune obtempère,
car le client,
fut-il touriste
et naturiste,
est roi.
Derrière lépais papier marron et posé sur un pantalon brun bien plié ainsi que sur une ptite laine tricotée par maman, se trouve une missive griffonnée par Jeannine et sa cantine douvrier, son gobelet daluminium étamé.
Le mot, comme il le parcoure :
- Sois rassuré mon Bidou, je nai pas souffert de laccident qua provoqué ce maladroit dHubert
- le gars du bar-tabac den face sentend, qui roulait beaucoup trop vite, je le lui avais bien dit.
Cest marqué dans le journal que tu dois passer par là, alors je me suis dit comme ça que tu devais être arrivé tout nu comme nous autres et que ça fait mauvais genre devant ta nouvelle amie ( tu vois que je ne ten veux pas ).
En mourant, javais un peu de remords parce que je tai laissé la vaisselle sale, il faut dire que jétais pressé de partir.
Hubert et moi occupons un charmant petit caveau à côté de ta mère qui sest fait de nombreux amis. Pourrais-tu venir le fleurir si tu as le temps avant de mourir ? Sinon tant pis, ma soeur le fera.
Ne bois pas trop avant de faire lamour, tu sais que ça te coupe lenvie... Ca cest du culot !
Le reste de la lettre relate quelques futilités hors sujet pour un missionnaire comme lui, dont les résultats du quarté plus pour les vingts années à venir.
Gros bisous, et elle conclut, Jeannine .
- Ah les femmes, dit le groom qui lisait sur lépaule de Sarzeau.
- Ouais, réplique-t-il en rangeant le feuillet dans la poche du pantalon quil enfile. Jeannine a glissé un paquet de cigarettes au creux de cette poche.
- Pas foutue de mettre aussi des allumettes ! grogne du Sarzeau.
- Désolé, fait lemployé céleste. Je ne fume pas.
- Vous avez bien raison, ponctue râleur mon Jeannot.
- Demandez plutôt en face, conseille le jeune...
A quelques distances de là, sur une nuée rougeâtre, se dévoile la façade éclairée dun lieu mal famé que garde un gorille en uniforme pourpre. Lenseigne au néon promet des spectacles dune véracité inédite, des joies diverses et nouvelles.
LEnfer ! gueule une autre enseigne plus haute que la précédente et plus vive.
Sarzeau bredouille un remerciement à lintention du jeune et séloigne en sautillant sur les bruines passantes.
- Excusez moi ! lance-t-il à lautre qui frotte ses mains gantées comme pour les dégourdir dun froid inexistant.
Il est épais, vêtu dune longue veste aux épaulettes dor et dune casquette plate, dune ceinture à grosse boucle que lon aperçoit dans léchancrure de sa veste qui retient un kilt dune élégance parfaite.
- Vous avez du feu ? questionne Sarzeau.
- Ca se trouve, répond lautre. Approchez !
Sarzeau saute encore deux nuages et prend pied sur un trottoir bien dur, séponge le front avec un mouchoir écossais quil tire de son autre poche et une cigarette du paquet quil ouvre.
- Fait chaud, dit-il en collant sa cousue au bec.
- Vous trouvez ? demande lautre qui prenant son gant droit dans sa main gauche enflamme dune pensée son index dressé et découvert. Mais cest du brun ! quil sexclame en humant la bouffée que recrache Sarzeau.
- Ouaip, sans filtre. Vous en voulez une ? fait Jeannot en tendant le paquet bleu.
Un large sourire déchire la face mi-simiesque mi-porcine du sympathique démon, découvrant une extraordinaire mâchoire doù deux canines séchappent,
recourbées vers le haut
et retenues de justesse par une lèvre baveuse et autoritaire,
ce sans quoi le pauvre être se fut trouvé édenté.
- Si monsieur le permet...
- Faites donc.
- Merci bien, monsieur, merci beaucoup.
- Pas de quoi...
Plus le gars Sarzeau observe lindividu qui aspire de grandes bouffées de fumée avec des airs de coquelicot qui sextrait au soleil de sa corolle verte, plus il lui trouve de comiques ressemblances avec un gros sanglier dressé sur ses pattes antérieures et glissé pour loccasion dun spectacle de cirque dans un bel uniforme rouge et or. Y squestionne un peu sur la nature de celui-là quest ni ange, ni homme, ni lézard, plus proche en tous cas dune Bête, en plus grand peut-être.
- On en trouve pas, par ici ? demande Sarzeau en agitant le paquet bleu sous le groin de lautre.
- Pas tant que ça, grimace-t-il. Vous nêtes pas dici, hein...
- Non...
- Ca se voit, grogne le gars. Cest le blocus depuis que ces satanés lézards sont partis en campagne. La conjoncture actuelle nécessite des restrictions, disent-ils.
- Cest lenfer ! ne peut sempêcher de murmurer Sarzeau.
- Je ne vous le fait pas dire, opine le sanglier. Ils nous traitent comme des démons inférieurs, ils sassurent les premiers rangs, les valeurs sûres, le bon petit vin, les petites terriennes, les petites âmes délicates - parce que ces cons, faut encore quils sassurent les places assises - et nous autres les queues de pommes ! Des vétérans hétérotestamentaires comme nous, si cest pas une honte !
- Mon pauvre ami, sapitoie Sarzeau.
- Quelle misère, sépanche lautre. Pensez donc que jétais de la Genèse, Monsieur. Le Serpent Tentateur, il avait pas encore perdu sa première peau, hein, et lArchange Michel chipait encore des caramels avec Satan - un charmant petit angelot à cette ère là, monsieur - quon posait la première enseigne sur la façade! Pas du néon, ça non, du véritable cristal de cataclysme puisé au coeur du big-bang !
- Merveilleux ! sexclame Sarzeau enchanté comme un gosse à qui on dit que son papi a bien connu Blum, Zorro ou Fallière, un gars pas commun qui mettait de la craie sur la chaise de linstituteur.
Et le portier vétéran, heureux de trouver une oreille complice pour conter ses Waterloo, ses Troie et ses Verdun, senflamme complètement, repoussant Sarzeau qui applaudit, de quelques pas en arrière.
- A lépoque, ça sappelait le Jardin dEden. Belle époque ! Mais ça na pas duré longtemps. Mauvaise gestion, que voulez-vous, on samuse, on samuse, on cueille le fruit de sa jeunesse et quand revient la sagesse, il est trop tard, les cacahuètes, elles sont mangées ! Un bon gars ctAdam. Parait quil fait la plonge au purgatoire, maintenant.
- Misère... gémit Sarzeau.
- Oh... fait lautre levant une patte incandescente en manière dapprobation. Lavait pas tous ces points retraite, et de hausser ses épaules brûlantes en manière de soumission à lévidence. Belle époque, que cétait...
- Et oui, cest la vie... déprime à son tour Sarzeau.
- Ces lézards font que des bourdes, pour en revenir à nos ptérodactyles, fait le gars porcin qui continue de flamber. On va finir par fermer boutique, cest moi qui vous le dit. Tout à fait entre nous, on cause déjà de vendre aux Moon... Et pourquoi pas à Trigano, tant quon y est ? Vous me voyez avec des fleurs dans les cheveux et des colliers de coquillage ?
- Pas précisément, le rassure Sarzeau.
- Toujours entre nous, les lézards, hein, y zont un sacré pilum dans lpied... Parait quen face - il désigne le temple blanc où est entrée la Belle - on prépare quelque chose du tonnerre de Dieu pour les dégager en bloc. Un truc du genre Messie, comme la dernière fois, si vous voyez ce que je veux dire.
- Je vois, opine Sarzeau.
- Je vais vous dire, mon cher monsieur. On est plus dun quon pense...
Il sinterrompt soudainement pour observer les alentours, inquiet de ce quon pourrait lui entendre dire qui faut pour causer tout haut, chuchoter, sen est déjà beaucoup, faudrait pas tenter le Diable, non plus.
Et comme parler, ça finit par donner chaud au démon plutôt frileux pourtant, il éponge son front brûlant dune main fiévreuse et distraite à la fois. Son joli mouchoir, une délicate dentelle anglaise, senflamme toutefois dun coup quand il lextrait de la poche revolver de sa veste peu à peu réduite - comme le reste de son accoutrement - à un petit tas de cendres qui ne le vêt plus guère. Prenant vaguement conscience du phénomène il entreprend de tapoter méticuleusement sur les foyers épars, narrivant en fait quà attiser les flammes qui le dévorent. Cest ennuyeux, car il sent le poulet brûlé. Quoiquune fois dispersée son épaisse toison dans les volutes noires et malodorantes, il prend le délicieux fumet dun sanglier rôti sur une broche de bois vert au clair dune lune automnale. Enfin excédé par cette douloureuse gêne et dun genre peu poli, nu sous le néon, ça fait primaire, il lance son bras droit en arrière - et re-flambotte - manière de dire que tant pis, il verra plus tard et que voguent les galères atomiques sur les flots du Styx. Alors il poursuit son discours explosif.
- Ben on est plus dun à penser que si ça continue, on va pas rester là. Il se pourrait même quon passe en face, fait-il en désignant linnommable temple.
- Non ? sétonne Sarzeau.
- Comme je vous le dis, monsieur. Faudrait pas quon nous prenne pour des australopithèques, non plus, répond-t-il indigné.
- Vous avez raison ! La menace, il ny a que ça de vrai ! fait Sarzeau en tendant son bras dans un geste de «promis-juré-craché» du gars à qui on la fait plus. Faut y mettre le paquet, les gars !
- Comptez sur nous, monsieur, répond lautre qui commence à sérieusement sinquiéter de sa combustion continue. Cest que je ne suis pas ignifugé, moi, dit-il.
- Cest embêtant, ça, fait Sarzeau. Restez là, je vais chercher de leau en face!
- Surtout pas ! Jai un oncle qui sest fait pétrifier comme ça... Le pauvre homme lançait le disque en Crête et il sest fait surprendre par une averse. Tout nu !
- Cest terrible, déglutit Sarzeau à lidée de ces monstrueux destins. Vous nallez pas rester comme ça, fait-il en se grattant la tête.
- Ca non, je vais être réduit en cendres, faut croire. Remarquez, il fait plutôt bon, maintenant. Passez-moi lexpression, mais cest le pied.
- Que va-t-il donc vous arriver... Après ? linterroge Sarzeau qui se sent désormais concerné par lexistence immortelle des démons et des anges.
- Sais pas trop, fait lautre. Rien ne se perd, tout se transforme, quon dit. Vais-je être redistribué dans un néant éthérique ? Les témoignages du genre sont plutôt flous et peu équivoques... Qui croirait en nous, sinon ?
- Sûr, opine Sarzeau.
- Les gens sauraient, ils ne poseraient plus de questions et sans la mauvaise conscience du pécheur mortel nous ferions plus que sûrement faillite. Tout le monde se fiche du péché, nous ne travaillons que sur la conscience, la mauvaise étant la plus rentable, voyez-vous. Ils viennent ici en pleurant et ils disent : " Jai péché, mon bon monsieur, jen suis réduit à la damnation éternelle ". On leur répond quil fallait y penser avant, on leur souhaite une éternité bien consommée, on leur remet quelques ustensiles de leur choix, la routine. Vous les verriez, monsieur, sauto-flageller ! Pas un instant de faiblesse ! Pas de repos ! Et quand un membre cède dans un craquement déchirant, ils redoublent de fougue et dacharnement ! Le plus émouvant, monsieur, cest encore quand ils viennent à linfirmerie au bout dun siècle ou deux mendier un peu de sang pour sen extirper de plus belle. LEther sait que personne, non, personne ne les oblige à rien, ni à venir, ni à souffrir! Ah ! Je sens que je vais regretter ce florilège de belles émotions, monsieur.
« Et le ressac de lOcéan du temps sur les grèves de lEternité
et leurs hurlements mélodieux au matin des mondes
et lacharnement de linjuste destin sur léchine courbée des communs mortels...
- Allons, mon vieux, cest pas le moment dvous abandonner à la nostalgie, sermonne Sarzeau. Il faut passer le cap avec courage, mon vieux.
- Je suis un sentimental, gémit lautre.
- Vous insistez, se fâche tout rouge mon Jeannot. Essayer au moins de sauver les apparences... Si de mon temps vous vous étiez effondré comme ça à chaque fois que vous vous brûliez le bout des doigts, on vous aurait pas fait de cadeaux, mon vieux, pensez-y ! Faut sassumer un peu, quoi, zut, non mais cest vrai...
- Que faire, monsieur ? Je me disperse...
-Essayez au moins de faire passer ça pour un suicide idéologique, conseille un Sarzeau que la réflexion radoucit.
- Ca cest une chouette de bonne idée, ségaye le démon sans espoir. Que dois-je faire ?
- Déclamez !
- Ah... Mais je ne connais pas de poésies.
- Priez.
- Monsieur...
- Chantez ! LInternationale. Vous connaissez lInternationale ?
- Hélas...
- Dites du Yan Kraffe. Vous connaissez Tilt House ?
- Jai suivi dans la presse. Vous croyez que...
- Si, si, je vous assure.
- Ah, bon. Bon : Alors Sarzeau a fait un feu. Un petit feu, mais un feu. Cest trop facile...
Un coup de vent éteint sa voix dans lenvol de ses cendres qui tourbillonnent un instant sur place comme pour saluer le beau monde, puis ségarent dans le néant, au-delà de ce que peut percevoir le regard de Sarzeau.
Une sorte de nuit qui tombe sur les poudroiements funèbres du bonhomme,
un genre de tristesse qui sempare de lhomme,
un type de doute qui le transperce
et lui donne froid
et le persuade que rien na de véritable sens
- puis que les démons eux-mêmes seffacent quand ils commencent à être,
quils crament en rigolant - et une inquiétude qui fait se retourner lhomme vers la haute maison blanche.
Peut-être là-bas, se dit-il.
Peut-être quoi ? se demande-il.
Peut-être sauras-tu pourquoi tout doit finir par disparaître, se répond-il en admirant la fluidité hautaine de sa phrase, hautaine rapport aux gars de lusine quauraient pas capté.
Tout doit disparaître parce que ce sont les soldes, conclut le pédant intello quest Sarzeau. Ils me trouveront bien une pochette dallumettes, à la fin, un truc publicitaire ou je ne sais quoi.
Nébuleux quil est, à penser, il retraverse dans lautre sens, vers loffice du groom, sans plus prêter dattention à la circulation,
le regard vague,
ou figé dans le rien,
pas quil y en ait des flots de circulation,
mais une fois suffit, quon dit,
une seule seconde vous manque et tout peut sécrouler.
Un seul être vous manque ?
Ca arrive aussi.
Alors traverser plus vite et prêter moins dattention encore aux nuages qui passent
- les nuages passent-ils -
et à ceux qui montent
et à ceux qui flottent,
aux règles du lieu
- le lieu est-il réglé ? -
à la Cadillac rose et Jaune qui surgit rugissante dune bretelle détheroute,
freine sans crisser à quelques brassées seulement du vieux Sarzeau qui pour le coup, a eu chaud.
Sûr ! Il aurait moins sué si il sétait immédiatement rendu compte quil était lui-même au volant de lauto.
Il passe sa tête par la fenêtre tout en sobservant curieusement au travers du pare-brise bombé. Il se trouve assez fort en chair, mais somme toute assez agréable à rencontrer, cest quà tout dire, à dire vrai, il se rendrait presque plus souvent visite...
- De la belle machine, hein, se dit-il.
- Sûr. Jai donc réussi à lavoir ? sinterroge-il. Cest celle quil y avait en soixante-quatre sur le parking du garage à Blémont.
- Cest ça. Même que tas pas osé rentrer pour connaître le prix...
- Vrai... A combien lai-je eue ?
- Cinq mille, en dix mois, mon Jeannot.
- Cest tout ?
- Des regrets ?
- Un peu mon poteau, se confie-il. Jaurais eu la Jeannette, avec ça.
- Et tas eu la Jeannine avec ton cyclo. Quelle tartouille que tu fais.
- Et lélectrophone bleu, je lai eu, lélectrophone bleu ?
- Non, tas eu le grand noir.
- Merde... Fallait entrer dans la boutique, tu sais... Ca me collait des palpitations.
- Ca passait après quait retenti la clochette au-dessus de la porte vitrée, mon gars. Fallait oser ! Allez, monte !
Sarzeau ne se le répète pas deux fois, il bondit sur le siège de cuir véritable
et enclenche la vitesse,et branche la radio, et tourne à fond le bouton du volume...
Et roule un swing denfer !
Quatre fois, il fait le tour du grand huit, les délirantes épaisseurs qui cernent et délivrent tous les temps et la boucle au coeur de lAnneau,
qui est-il,
peut-être autre chose,
mais en attendant, Basie balance un round qui danse,
puis sur la grève des jours,
la trompette cavernacieuse dun grand cuivrocavernacé qui prend en cadence la dérision pour gamme,
un Gershwin qui pelote Fitzgerald sous le palmier dun berceau doré, au perpétuel temps dété.
Reinardth taquine Charlie qui fait loiseau, des gammes et du bop avec des coquillages de nacre, une sorte de temps heureux, finalement que doivent rejoindre Sarah, Dizzy, Sidney et dautres.
- Tas aussi acheté la guitare de chez Brans et Karten, fait Jean à Sarzeau, tandis quà lombre dun séquoia géant, il a-zont camouflé lauto pour bien voir sans être vus, coupé le moteur, entamé une Gitane sans filtre avec lembout éclatant dune terrible rougeur de lallume-cigares, versé une part de Margaux dans leur timbales daluminium usées et parfaitement identiques. Ils trinquent.
- Cest stupide, dédaigne Jean côté place du mort. Je sais pas en jouer, de la guitare !
Alors Jean - celui qui conduit et qua une salopette douvrier plus blanche que la sienne délavée et dont les taches, indélébiles de la graisse des machines, sont argentée et rouge corail - ce Jean-là ne répond pas, monsieur, il sort de lauto. Il la contourne jusquau bout de son petit cul de coupé sport, soulève la tôle jaune de son lit rosâtre, tire de la malle une housse de Skaï aux hanches profondes,
à la gorge droite et longuement profilée,
au torse soulevé dun sein arrogant.
Quoiquelle soit décapitée et ne puisse sourire,
manchote et ne puisse lembrasser,
cul-de-jatte et ne saurait létreindre,
la belle boite à mélodies fait bander Sarzeau.
Il sassoit à côté de lui-même sur le sable sec, il déshabille linstrument, découvre ses rondeur, les mécaniques, les cordes dargent qui chacune charme lhomme de sa brillante usure,
elles vibrent sous les pincements secs de se doigts,
accordent ses oreilles à ses plaisants arpèges,
qui fuguent un Bach,
se réfugient dans un folk song,
puisent de trois ou quatre sonorités marines les pleurs dune veuve irlandaise,
glissent dun sanglot dans un blues botté qui traîne son cruchon vide sous un soleil mortel,
traverse la South-Highway vers la oil-station et le fried-chiken,
un camion qui file au nord et gueule dans le vent son effroyable masse,
une Cadillac rose et jaune qui pile net au ras du fantasme effondré sur le bitume brûlant.
- Cest de toi, dit-il.
- Cest excellent.
- Oui.
- Je sais faire ça ?
- Si tu veux.
- Jen ai aucune idée, mon Jean.
- Cest pas vraiment de ta faute, mon gars. Tu tes laissé jouer... Pourquoi nes-tu pas parti en Amérique?
- Maman nétait pas daccord.
- Quand la-t-elle été ?
- Quand jai marié la Jeannine.
- Les deux balles dun même fusil, mon gars. On ta bel et bien joué.
- Oui.
Jean plaque trois accords, regarde lhorizon immaculé daucun nuage, semble oublier quil sécoutait parler, donne encore quelques notes, puis laisse rouler la brise sur la crête des vagues, ça fait une jolie musique, un autre genre de songes.
- Quy a-t-il, de lautre côté ? Se demande-t-il en couvrant dun ample geste de son bras limmense étendue bleue, vert bleu et verte de léternel océan.
- Rien. Ou autre chose. Ca te plairait daller y voir ?
- Ouais... Faudrait faire un bateau.
- Viens, on va en chercher un. Allons longer la plage.
Ils laissent là lautomobile, sans en clore les portes, ils marchent dans le sable doucement chauffé et vierge daucun pas, sinon, après leur passage, de légères dépressions qui seffacent sans tarder.
Les mains dans les poches.
La tête dans le silence.
Aux confins, lhorizon dazur,
à leurs pieds senvolent par tous les vents des pincées légères du sable violet,
à la cime des arbres géants habitent de grands oiseaux colorés,
de petits singes rieurs, une foule grimpante, mouvante et insouciante, animée, en somme
et un contrôleur du métro parisien qui a déserté de sa condition troglodyte en tombant dune rame à Bobigny.
Il vit avec les singes et il se nourrit de mangues, il tresse des paniers de palmes et il fait du naturisme à lombre des dunes et des herbes rases.
Un petit port de pêcheurs insoumis à leur mauvaise conscience,
un banc de pierre sur un monticule baigné dune dentelle lumineuse que tisse au sommet du talus les branches et les feuilles dun très vieil olivier.
Sasseoir.
Se soumettre à celui qui a la plus délicate attitude,
au moins rampant des deux êtres,
encore un peu de vin ?
Sil te plaît.
A la tienne !
Sers toi...
Non, non, donne ton verre,
un peu de tension en surface de la politesse,
puis une grande tendresse de lêtre pour lui même,
il faut être serviable.
Allons, il nous reste une demi-bouteille.
Oui, nous en avons bu la moitié
et les gestes du partage confondent les gobelets daluminium étamé et parfaitement identiques,
lun boit dans la salive de lautre,
lautre le vin de lun,
la distraction quils entretiennent comme un Vauban érigé tout contre un marais qui pourrait engloutir la ville entière,
comme une croyance dressée contre une âme qui pourrait déchirer sa propre foi,
comme un rêve plaqué contre un esprit qui pourrait fondre en larmes,
comme un souffleur enfoui prés de Juliette qui pourrait plaquer Roméo pour Don Juan
- un digest dopéra par Savary, Lopez et Gainsbourg pour leurs contemporains fatigués -
ils sont impeccablement distraits,
ils fondent lun dans lautre,
lautre dans Sarzeau,
Sarzeau dans Jean,
Jean Sarzeau dans le vin.
Traits sans couleurs,
silhouettes filiformes sur le fond étoilé dun grand ciel,
ectoplasme universel,
trait sur le plat,
ectoplasme sans couleurs,
un velours noir froissé sur une table en verre,
une baleine bleue qui bondit et salue la chaloupe dAchab,
chouette, du chocolat,
du chocolat chaud dans un bol de faïence fêlé,
une baleine bleue chute dun grand ciel étoilé et fait un plat sur locéan,
brise le bol de faïence
et le chaud liquide brun détrempe la pièce de velours noir.
Tout cela fait très fouillis,
comme une agence de publicité où fusent les idées dhonnêtes déçus des écoles dart,
comme un magazine de photographie qui aurait mélangé les travaux de la vedette du mois avec les épreuves dHercules,
un jeu de société dont les «cartes-questions-chance-caisse-communautaire» auraient été mélangées durant la partie,
mais Sarzeau fusionne, ma bonne dame,
faut excuser le dérangement.
Un gémeaux qui mord les orteils de lautre qui suce ceux de lun,
considérant lun et lautre les questions mal posées,
les réponses inconnues.
Ils sont leur destin,
leur monde,
leur ville,
leur état,
Sarzeaugrad,
Sarzeaustraat,
sarzaliser,
je-tu sarzalises,
je-nous sarzalisons,
la pensée sarzalienne,
lastrologie sarzalique,
lère sarzienne,
lart néo-sarzatique,
passe-moi lsarzeau,
mettre du sarzeau dans les épinards.
Pourquoi que jdois mourir à la fin de lhistoire ?
Je me suis foutu dans la merde avec ce flingue, voilà pourquoi.
Oh bon Dieu !
Cest plus marrant comme ça. Jai toujours préféré la nuit,
ses rumeurs et ses crimes.
Tout cela nest donc que rêve ?
Rêve éveillé, folie.
Mais les bestiaux existent. Nest-ce pas ?
Une image que lon plaque à mon histoire, Jean. Le Flingue, je lai trouvé tout seul, jen ai fait ce que jai voulu en faire.
Cest légitime.
En un sens. Mais je tue de véritables personnes et je déguise leur corps sous une couche décailles grises. Ces écailles couvrent en réalité mes yeux. Doù les décors de leur enfer. La vie est un anneau dor sur lequel on tourne. A chaque tour, les choses recommencent tissées dun autre fil, mais sur la même trame. Moi, à chaque tour, à chaque misère du destin, je vieillis, je perd mes cheveux, mon innocence, je me voûte, je me ride. Alors je veux quitter lanneau, trouver une faille au cycle, mourir de dérailler.
Mais je déteste la peur, linconfort, la violence !
Tant pis, je mourrai de toute façon. La somme de mes expériences, de mes destins, mamènent à mourir seul, comme le portier-démon sest enflammé.
Il mourrait en fin de compte par idéologie...
Non, par existence. On ne meurt pas de ses idées, ni même de ses rêves, mais davoir été honnête et de les avoir vécues. Au pire, supportées.
Cest beau.
Cest néant. Je ne suis pas Dieu. Il aurait pourtant fallu que je le sois pour choisir dêtre Jean Sarzeau ou non.
Les Bêtes existent-elles ?
Elles sont les anges de ma divinité illusoire.
Karola est-elle un putain ?
Suis-je un ouvrier ?
Je suis Jean Sarzeau.
Alors Karola est Judith. Et Karola.
Comment vais-je pouvoir continuer à me battre contre les images de ma folie ?
Oublie.
Par deux fois.
Cest oublier sûrement. Dissocions-nous, maintenant.
Ne puis-je rester ?
Non.
Jai laissé le Flingue dans la poche de ma gabardine, sans surveillance. Allons, oublie !
Voilà...
Un chant paillard sélève dans le jour sans fin qui caresse léternel océan. Juste quelques levers de soleils, parfois, après une imperceptible nuit, quelques crépuscules, aussi,
pour lambiance,
la lumière,
mais jamais dombre véritables, de sommeil, ni dailleurs de fatigue.
Les voix rauques, enfumées, ivre mortes de Jean Sarzeau qui scandalisent les oiseaux colorés,
font rire les singes frétillants,
applaudir le contrôleur du métro parisien,
froissent un peu la paix du lieu, mais légayent aussi,
un instant seulement, on sait que cest fête.
Pourquoi ?
On dira une messe.
Passez-donc mes-mon bon monsieur, passez !
La bonne sentence de lexcellente morale vaut bien une messe.
Mais au détour de la dune ils déculottent de concert et dressent leur derrière sous le nez de la saine morale. Cette sorte déructation quest le chant, ce rot humain dans la maison des dieux,
le pas lourd de lhomme dont on voit surgir les têtes pourpres comme un bon vin,
puis les corps dissociés de sa conscience, de sa chair,
ils marchent sur la plaine fertile de son âme,
sous le ciel brûlant de son esprit.
Cest un instant où tout saccorde, malgré chacun des éléments qui sont distinct dans leur rôle mais dont aucun na plus dimportance que lautre.
La plage que la plaine finit,
que locéan débute,
lazur sans césure;
Sarzeau
et Sarzeau.
Cest le Paradis.
La Cadillac rose et jaune qui démarre dans le hurlement du caoutchouc sur la route sableuse et asphalteuse du Paradis,
cest un souvenir.
Laiguille du compteur bloquée sur mille paysages à lheure,
le chemin furieux enroulé sur larmature de lAnneau dor,
cest un fantasme.
La haute maison blanche, ce colonnesque temple, linnommable bâtisse, lAnge patient dans une aube de blanc de fond doeil, un sourire tranquille sur se lèvres patientes,
contenir son ivresse, cesser de hurler ce chant paillard
- qui fait désordre -
cest un désir.
- Et voilà, dit Sarzeau. On va partir.
Jean arrête lauto à bonne distance pour quils ne soient pas deux à aimer lAnge.
- Et voilà, dit-il.
- Cest comme ça...
- Cest comme tu veux...
- Faut y aller.
- Sûr cest mieux comme ça.
Silence.
Silence...
Jean Sarzeau saisit entre ses deux mains la tête de son frère de chair et il pose un baiser sur sa propre image,
sur sa joue, tendrement,
sur son front, gravement,
sur ses yeux, symboliquement,
sur ses lèvres, amoureusement.
- Va, dit-il.