TROISIEME PARTIE
CHAPITRE UNIQUE
Alors quoi, encore ?
Sattraper mal au ventre à écouter un fleuve charrier des bidons dvide au son dun accordéon coloré,
à sen liquéfier,
à sen annihiler,
a sen répandre en pleurs impudiques dans son propre vomi sur le carreau de loffice, telle une vieille serpillière dont le visage de Marga emprunte peu à peu la teinte gris-noir.
Marga est immobile, tétanisée par le mal qui saccroche à sa tripaille.
Et ces idées tordues tout au long des douleurs !
Ya-t-il seulement une flaque deau dans loffice qui puisse figurer ce fleuve auquel saccrochent ses idées?
Ya-t-il un son dans la salle du restaurant qui lui permette dimaginer quun accordéoniste accumule les temps dune java grisâtre ?
Rien de rien.
Rien que le craquement des poutres dans nuit de lAuberge du Pèlerin de Fer et le ronronnement dune chaufferie qui bataille contre lhiver.
Quant aux bidons dvide, le fond de sa pensée fera bien assez bien laffaire pour figurer ces barriques qui flottent sans but entre les deux rives de limage.
Nen concluons pas que Marga soit sotte.
Marga a mal.
Mais le fleuve de quelle vie vécue provient-il,
quel présage charrie-t-il,
quel message faut-il voir dans sa persistante image
- triple point dinterrogation,
aucune exclamation dans les songes suspendus de la femme...
Femme ?
Femme, non-femme, femme,
femelle de lespèce humaine aux formes aléatoires,
floues parfois, car Marga sont Trois :
femme, non-femme, femme,
regard, lézard, prison,
maudite trinité qui la fait souffrir ce soir.
Car Marga nest pas sotte :
elle sait que ses pensées ne sont plus depuis longtemps les siennes, que limage quelle reçoit appartient à lune des trois entités quelle enceint,
mais auquel des triplets
et pourquoi ?
Limage doit venir du lézard plutôt que de la femme enfouie. Elle a depuis si longtemps rompu tous les contacts avec la première des trois entités, que lon prénommait jadis Margareth ! Margareth est-elle seulement en « vie « aux tréfonds de Marga, sous le corps écailleux du lézard conquérant ?
Cest peu probable. Quelle âme, même des plus coriaces, pourrait supporter dêtre ainsi maltraitée dans un si mince espace ? Margareth est certainement morte.
Ah bon ? Mais qui causait donc de « maudite trinité « sinon Marga elle-même ? Faut pour sûr être trois afin den faire une seule : Marga fourrée dun lézard, ça fait déjà un assez beau fruit, pruneau qui toutefois ne peut compter sans son noyau, Margareth.
Un paradoxe exquis, ça madame ; sen référer aux rites impérieux du lézard.
Après tout, Margareth est-elle peut-être en « vie «.
Oui,
évidemment oui,
Marga le sait depuis toujours,
elle en est intimement persuadée,
pourquoi nier plus avant lexistence de sa soeur-mère-tier ?
On dira :
il y a foule dans ce seul corps,
on aura raison, bien quen-dessous de la vérité,
car cest sans compter sans les souvenirs imputables à chaque partie,
qui ont toute trois des souvenirs,
comme tout un chacun qui a fréquenté lécole des homme dici-bas.
Des pires que tout et des mieux que les pires,
Dauthentiques souvenirs dEmpire aux lèvres du lézard,
un parcours de sbire, celui de Marga,
les pire, enfin, sont ceux de Margareth.
Fille-misère perdue au fond dune crypte mentale capitonnée de bonnes intentions,
romantique dont la tragédie sachève à lasile
- mais on dit lInstitut, ou bien la Clinique -
des blessures diverses, gangrenées,
qui la feront accepter un soir la domination du lézard,
sa force et ses légendes,
son Empire et ses Paradoxes,
ses certitudes et sa place dans lOrganisation.
LOrganisation ? Que représente cette bande de gamins qui jouent au pistolet, face au désordre cosmique, face à la douleur qui sancre aux boyaux de Marga ?
- La Domination... siffle le Patron qui a son lézard au plafond, dans les souvenirs mieux que moins pire de la sbire Marga. Voilà : un but, des certitudes.
- LOrganisation est cette fanfreluche qui pend au panama de lempereur, persifle le lézard à laimable intelligence. Voici une foi, une mission.
- LOrganisation, cest du pire que tout ; ces gens qui sagitent autour de votre lit de mort et vous insufflent dun baiser morbide lEtranger dans votre corps, manifeste Margareth, alors quelle sétait tue depuis si longtemps. Vois-ça, une agitation, une révolte !
- Cest le Cri, pleurniche le lézard. Cest le Cri qui éveille cette femme enfouie par-dessous moi ! Elle me pousse, maintenant, elle me pousse du dedans ! Cela fait effroyablement mal, je ne parviens plus à produire le moindre Paradoxe ! Je nai quun désir, cest que la douleur cesse...
Alors effectivement, Marga a senti que lon poussait par dedans, sur les parois de son utérus.
Rien nest perdu, sest-elle dit, cet endroit-là est extensible jusquà un certain point, je pourrai tenir jusquà larrivée des hommes du Patron. Ils maccoucheront. Les hommes du Patron... Un souvenir encore, mais récent celui-là, teinté à quelques endroits de regrets et despoir. Un combiné téléphonique traverse lentement le cours de sa mémoire. La ligne privée, le téléphone gris.
- Allô ? se souvient-elle davoir jeté, inquiète, quand sest interrompu le long défilé des sonneries obsédantes. LAnge et le Messie sont au rendez-vous. Enfin presque. Leurs corps sont ici, ils sembrassent.
- Eux ?
- Eux ? Ils doivent être au Paradis, quelque part dans les fantasmes de lhomme.
- Ce ne sont pas des fantasmes, Marga. Cest lEmpire. Avez-vous perçu le Cri ?
- Vaguement.
- Faites attention, Marga. Moi, je lai pris en pleine figure, nul nest à labri, a fait la voix posée mais passablement essoufflée du Patron.
- Marga a immédiatement imaginé le Patron défiguré, souffrant seul dans son bureau de la baffe impériale.
- Ca va ? a-t-elle poussé timidement à lintention dun homme après tout, elle comprend.
- Ca va petite, je me remet, la-t-il rassurée. Cest pour vous que je minquiète.
- Ca va, a affirmé Marga,
mais cétait avant.
Ils ont échangé un bref salut
et lobsédante sonnerie a repris son tintamarre.
Alors quoi, encore ?
Leffroyable douleur,
à sen tordre,
à sen répandre,
à sen liquéfier
et les Prophéties dans ses pensées qui peu à peu se regroupent,
aussi évidente et matérielle que lest linstant présent.
La prophétie surgit du fleuve, comme Viviane du lac, mais elle a le visage dun Sarzeau désabusé et narquois :
- Les hommes du Patron ne parviendront pas à taccoucher, pauvre enfant. Ils ne savent pas faire ça.
Et elle en prend conscience aussi brutalement que resurgit la douleur. Aussi brutalement que sont bruts les souvenirs de Margareth, hordes barbares qui envahissent ses songes et simposent à la triple entité:
un vague lit de fer au milieu dune chambre floue,
les formes blanches qui saffairent autour delle,
lInstitut,
les propos bien intentionnés des formes blanches.
Un hôpital.
Un accident ?
En quelque sorte : une sortie de route mentale, traumatisme de lidentité, fracture du Moi.
Un éclat de trop : insupportable dépression, surtout pour les autres, ces chers aimants les autres.
Cet homme barbu qui est son père, planté lair soucieux auprès de lambulance,
lambulance qui roule à toute vitesse dans les faubourgs,
puis dans les campagnes, le vert mouillé au travers des carreaux dépolis et suintants de pluie de lauto. Ca fait du blanc sale, du vert caca doie, du gris persistant, du triste et du sans espoir.
La course de lauto aux graves ronflements sachève tout au bout de la palette sombre du peintre maudit qui a érigé cette province, devant la grille noire de lInstitut.
LInstitut : cest écrit en lettres dor sur larc de fer noir qui coiffe les deux battants ouverts de la grille. Cest le seul mot que Margareth peut voir de linscription dorée, à cause des sangles qui la retiennent à sa couche et lempêchent de lever la tête.
LInstitut : un nom pareil ne peut désigner quun établissement luxueux. Cher et luxueux. Sans doute lendroit le plus cher et le plus réputé que père a pu dénicher. Père sest encore saigné aux quatre veines, au coeur et à la carotide pour elle. Margareth pleure - des sanglots hachés et déchirants, éruption de bave de larmes quelle ne peut endiguer de ses mains captives et son nez qui ne tarde pas non plus à salir son joli visage, tant sécoule par ses narines une morve liquide et salée, sur ses lèvres et sur ses joues en feu - elle pleure avant de sombrer dans une nuit apaisante.
LInstitut : un lit de fer et des formes blanches aux paroles bien intentionnées, qui la piquent parfois au bras ou à la fesse, la douchent, lhabillent, la mouchent, la nourrissent, la couchent et la font uriner.
LInstitut : ou le temps où elle attend avec impatience quon la pique,
parce que laiguille dans sa chair amène irrémédiablement le sommeil bienfaisant de loubli,
ou le sommeil de loubli bienfaisant,
cest selon,
selon lendroit où pénètre lépingle,
selon la couleur du liquide que contient le cylindre de plastique transparent la main que serre la main soignante de linterne.
Rarement, elle rêve.
Des rêves inutiles qui sévaporent dés quelle rouvre les yeux.
A son réveil, depuis peu, le lézard attend à son chevet. Il la veille et lui propose de son étrange voix sifflante le marché quelle refuse parce quelle le prend pour le Diable,
cest en vérité trop dhonneur pour lécailleuse bestiole.
Refuser une fois de plus ses avances,
refuser avec ardeur et ténacité,
mais taire pour les autres la présence du bestiaux quelle semble être seule à voir ici,
refuser toujours,
jusquau jour où au coeur de son sommeil, le rêve a été plus prenant et plus important que les autres fois,
à cause du nouveau médicament,
à cause des sensations qui lont parcourue quand le lézard na plus attendu son accord pour la pénétrer et la posséder.
Elle avale la nouvelle pilule avec difficulté, aidée par linterne qui lui soutient la nuque et lui tend le verre deau,
petite pilule orangée qui lentraîner dans un songe profond,
au bout du tourbillon,
juste après loubli.
A droite et à gauche, un grand vide,
percé parfois par la course dun astéroïde peuplé détranges personnages dont certains ressemblent à sy méprendre au lézard qui la guète jour et nuit.
Droit devant, une petite lumière, un corps céleste éloigné dont elle se rapproche rapidement.
Une tâche dorée dans lEther.
Une minuscule boucle dor aux contours imprécis.
Elle reconnaît de loin lastre énorme qui est la Lumière,
une boucle dor,
deux,
giratoires,
révolution désordonnée et tangente.
Un huit.
Le Grand Huit !
Elle lapproche et sy abîme,
sy fond avec délice,
siphonne à son calice,
sy plaît et sy complète,
sy arrête et sy complaît.
Toutefois une ombre, comme un nuage vient corner le disque lunaire, sinstalle entre elle et la Lumière,
entre le bien-être et son âme torturée,
entre le rayonnement de lAnneau et son mal-être.
Elle ne peut pas dire que ça soit soudain,
ni même que ça soit arrivé.
Cest.
Dans la définition même de limage.
En fait, elle a dabord ressenti lespoir contenu dans la lumière de lAnneau,
puis
- mais cest en vérité simultané -
lombre a obscurci ce sourire cosmique.
Un glissement tout autour delle,
elle tremble, seffraye, gémit,
comprend que le lézard la prend dans son sommeil,
embrasse tout son corps de sa gueule béante,
simmisce dans son corps et se moule à ses formes,
un ultime sursaut, elle tente de resurgir,
crie,
mais on la pique.
A la fesse. Elle sombre.
Limage disparue, son corps réintégré sans quelle puisse pourtant en bouger un seul muscle.
Nouvelles sensations :
mouvements inconnus en elle,
reptation rapide du calmant dans ses veines et
- tiens ? -
caresse dune main bien humaine sur sa poitrine.
Elle est jolie, consciente de sa beauté et de lattrait quelle provoque sur le personnel de lInstitut aux longues nuits solitaires,
attrait dont elle a su parfois tirer certains partis.
Et tandis que linterne gravit de ses caresses le corps de la belle à la clinique dormante, quil pose des baisers sur le corps de la silencieuse, la tourne sur le dos et plonge en elle sans plus perdre de temps
- il y a foule dans ce seul corps -
le lézard sagrippe comme il le peut à lâme de Margareth, brinquebalé par les coups de boutoir de labusant nocturne,
craignant quicelui ne fasse foirer sa propre pénétration.
Lhomme napporte aucun plaisir à Margareth. Il est gauche et violent, pressé ; il craint visiblement dêtre pris et il lui transmet sa crainte par elle ne sait quel genre de télépathie sensitive. Il lempêche et tous cas détreindre sa volonté sans laquelle elle ne peut repousser le lézard. Elle étouffe de même de ne pouvoir se débattre contre lhomme.
- Je puis, si tu le désires, a dit le lézard, te débarrasser immédiatement de cet homme.
- A quel prix ? a gémi en songes Margareth.
- Il faut pour cela que tu acceptes de mabriter en toi, a dit le lézard.
- Pour combien de temps ?
- Pour toujours. Nous serons liés.
- Pour quelle raison veux-tu me posséder ? sétonne sincèrement Margareth qui ne se trouve aucun attrait pour le Diable.
- Lempereur - le lézard chuchote ce mot - tas choisie pour me porter. Jai besoin de ton corps et dune partie de ton âme pour vivre sur ce monde.
Margareth :
- Non.
Le lézard :
- Tu seras une femme nouvelle, forte de certitudes et pleine de foi. Tu auras ta place parmi les puissants et tu siégeras après de lempereur après ta mort.
La femme :
- Jaurai un rôle, une place parmi tous ? Serais-je respectée ?
- Plus que quiconque, affirme lécailleux.
- Alors jaccepte.
A peine a-t-elle dit cela
- dit ?
chuchoté à peine de sa voix astrale -
que lhomme qui la chevauche semble saisi dun vaste malaise :
figé comme un Pharaon dans léternel ennui,
un Pharaon aux rêves de conquêtes qui se brise la nuque en chutant de son char dor à cause de sa longue toge dapparat dans laquelle sempêtrent ses royaux orteils, il vacille, se retire, se relève, il halète
et se cogne à chaque mur en fuyant la pièce pleine dobscurité.
- Quavez-vous fait ? questionne Margareth, très inquiète des méthodes de son locataire.
- Je lui ai montré un visage quil na pas aimé voir, répond le reptile sans faire plus de mystère. Celui dune vieille femme que jai croisé dans ses méandreuses pensées. Sa mère, je crois.
- Mais comment a-t-il pu la voir ? soupçonne Margareth aux intuitions farouches.
- Jai déguisé tes traits sous ceux de cette femme, siffle le varan. Sa mémoire a fait le reste.
Et Margareth, elle, a fait une effroyable grimace astrale. Dégoûtée. Ce genre de travestis la dépassent et lincommodent. Or, son avenir de possédée semble impliquer de courantes, sinon de permanentes métamorphoses du genre à générer la souffrance.
- Je ne veux plus que nous nous associons, proteste-t-elle. Je ne veux pas que lon touche à mon visage.
- Je suis en Ether un duc des Polymorphies, prévient le lézard. Cest un bled plutôt amusant dont tu es désormais duchesse. Il faut maintenant te plier aux exigences de ta condition, que tu le veuilles ou non. Et dune manière ou dune autre, toute tentative de dissociation serait mortelle pour nous deux...
- Peu importe...
- Tais-toi. Tu ignores tout de après. Moi jen viens et je puis tassurer que tu ny trouveras pas ta place sans moi.
Margareth est depuis restée silencieuse.
Margareth a dailleurs cessé dexister,
sinon sous la forme dun cocon de conscience poussive et percluse de regrets, tout au fond de Marga, par-dessous le lézard. Une boule de pâtée bien tassée.
Elle attend son heure, sest parfois dit Marga.
Marga riait alors seule,
ou on compagnie de son lézard,
en pensant quune aussi petite chose ne devait plus même conscience dattendre, ni même dêtre.
Marga sest donc appuyée avec entrain sur lidée quelle formait un sacré bon duo avec cette effrayante décailleux, niant par la même son Moi trinitaire.
Dautres fois, pourtant, elle avait la pesante impression de nêtre elle-même rien du tout, que toutes ses pensées provenaient dun cerveau étranger et pas toujours de celui du lézard, contre toute attente.
Et de linstant où elle a vu cet homme,
ce Sarzeau,
en compagnie de Karola...
Comme envie de renouer avec la femme enfouie.
Le jour est entré dans la chambre une demi-heure après quelle ait ouvert les yeux. Elle na pas bougé jusquà ce que la pièce soit complètement éclairée, immobilisée par le processus de fusion qui sachevait à peine.
Elle sétait donc pliée aux exigences de sa condition :
pliée en deux au niveau de ses reins,
pliée en quatre sur laxe de la colonne,
en huit par le creux de sa hanche,
puis roulée en une boule presque parfaite dans la main écailleuse du lézard,
jetée dans sa bouche,
ingurgitée par voie orale.
Un rot du varan,
comme par temps de digestion perturbée,
un rejet : il vomit.
Assez loin pourtant de sinquiéter de la chose, il sen satisfait,
il rit presque en reprenant tout son calme, toute sa concentration,
il se plonge et se roule dans la bile orangeâtre.
De sa main griffue, le duc récure le drap blanc afin dy récupérer le restant du vomi et den mouiller les parcelles oubliées de sa peau.
Ca ne tarde pas à cristalliser comme un caramel,
à gonfler comme une mousse de résine,
à senfler comme une plaie affreusement infectée. Il luit comme un nouveau né au sortir de sa poche amniotique, encore informe comme un foetus avorté ;
mais ses mains aux doigts sûrs modèlent rapidement la pâte charnue en des formes connues : cest à sy méprendre Margareth, il ne lui manque que le parole et un peu de vivante amertume au fond de ses yeux.
Ca viendra : au matin, elle pourra bouger, se mouvoir, respirer, parler, aimer ou détester comme si cétait elle-même.
Mais il faut que le jour baigne la pièce en entier. Elle a souri en séveillant,
née sans un cri,
pleine de connaissance,
sans innocence,
bourrée denvie
et de détermination.
Je naimerai plus, sest-elle dit, je ne me laisserai plus posséder par de tels sentiments. Et je ne mappellerai plus Margareth, je hais cette femme.
- Cest une femme enfouie, a dit le lézard, réduite à léternel silence.
- Tant mieux, a sèchement pensé Marga.
Elle est sortie de lInstitut en pleine forme et nul na pu la retenir,
pas même par la force.
Plus tard,
mais pas tellement plus tard,
une rue bourgeoise où la traînent ses pieds mal chaussés,
une nuit bourgeoise dans cette rue bourgeoise,
une villa isolée entre deux lampadaires bourgeois,
une villa isolée dans son propre jardin,
au-delà de ses propres grilles, peut-être destinées à empêcher limposante bâtisse de séchapper de son cloître,
villa bourgeoise presque noyée dans son parc,
une forêt donc chaque tronc darbre dissimule un homme en arme.
Un homme ?
Des lézards au visage humain,
des humains aux aspirations impériales,
des benêts bernés par leur cupidité, des qui croyaient faire juter les activités crapuleuses dune organisation maffieuse et retrouvent légionnaires dune armée cosmique.
Une bande de gosses qui jouent au pistolet pour se rendre intéressant, a dit
qui a dit ça ?
Personne affirme le lézard qui prend sans plus attendre le contrôle de leur corps.
Il les métamorphose, leur donne lapparence dune femme connue par ces gens-là et quils laissent passer sans poser de questions, ce qui plaît intensément à Marga.
Même le Patron sy est laissé prendre :
- Karola ? Mais vous deviez être en déplacement...
- Je suis celle qui est attendue, dit Marga aux mots dictés par limpérial.
- Vous êtes la duchesse ? cest étonnant, chuchote le Patron - ce vice-roi drapé de rouge dans la pénombre dun salon empire ( mais pas le même ) - sincèrement admiratif. Franchement étonnant, la ressemblance est troublante. Vous nous serez précieuse, madame.
Et Marga, au visage retrouvé, a souri.
Alors quoi, encore ?
Pourquoi est-elle si douloureusement touchée par ces putains de Prophéties avec lesquelles elle navait jusqualors que peu à voir ? Pourquoi a-t-il fallu que Karola - Judith ! - finisse par ramener cet homme ici, comme prévu,
comme prévu depuis toujours ?
Elle a rempli jusquau bout son rôle et lEmpire, lAnneau, lEther et tout ce fatras cosmique labandonnent à cette effroyable douleur ! Ca
pousse de dedans et son ventre gonfle, sa peau se tend, ses nerfs craquent.
Dans le miroir de loffice :
une femme enceinte à laffreux rictus, au visage rouge et au cheveux trempé de sueur,
malodorante comme un linge humide laissé pour compte,
collante comme une table de Formica maculée de sucres où les mouches sempêtrent,
percluse comme un grabataire par son arthrose et ses remords,
envie de revenir à lInstitut,
des années auparavant,
dentamer le processus inverse et de se laisser violer par linterne,
davorter du lézard.
Plus envie de rien, sinon de se laisser choir, de laisser peser son poids sur se jambes et de laisser ses jambes céder. Besoin dêtre aidée, mais personne ne peut rien pour elle,
ni les rares clients disséminés dans les dépendances et les pavillons de lauberge,
ni le personnel de service parti depuis longtemps car lon assure pas de réception de nuit,
ni le vieux majordome qui dort sur son standard à la conciergerie,
ni les légions impériales qui vaquent à dautres combats,
ni les insupportables Prophéties qui on décidé son abandon,
ni les hommes du Patron qui ne sauront pas laccoucher,
ni lAnge, ni Sarzeau, messies égoïstes qui filent le parfait amour sur les plages du Paradis.
Le carreau de loffice est froid sous joue, cest une fraîcheur désirable quoique bien trop facile pour contrecarrer la fièvre qui lemplit. Elle ferme les yeux pour ne plus venir voir enfler son ventre et elle se recroqueville en foetus, comme pour sendormir.
Le lézard, son époux, lappelle à laide,
il crie sa détresse,
elle reste sourde à ces gémissements, se ferme comme on ferme une radio
et au moment de séteindre complètement, de mourir pour ne plus avoir à subir cette douleur,
elle se dit quelle jouerait un bien vilain tour à lEther si elle sen allait clamser aux pieds de Sarzeau, histoire dêtre intégrée aux Saintes images qui montreraient plus tard la légende du Missionnaire.
Elle rampe sur le côté, la montagne dressée sur son ventre lempêche de se traîner sur cette face du globe - dessinant de son sang son chemin de croix,
les dernières règles dune femme agonisante,
premières eaux dune mère souffrante,
détranges jumeaux vont être enfantés !
Le rideau rouge bouge un peu, un courant dair aux odeurs paradisiaques de plantes exotiques,
de miel,
de pins,
de sable et de mer
de forêt et de mousse,
brise illusoire quelle range comme le fleuve et laccordéon au compte de ses visions nauséeuses.
Sauf quà cet instant précis, elle est presque sûre dêtre plongée dans leau noirâtre dun fleuve froid et tranquille au bord de laquelle une mère estivale mène des danseurs en couples autour dun accordéoniste dont Marga perçoit distinctement les mélodies
et que par conséquent, le rideau pourpre doit être véritablement en train de sécarter.
Derrière, la salle. Dans la pénombre, la lumière seule dun double chandelier entre
- alors quoi encore ? -
les eau écumantes dun océan noir sécoulant par paquets rafraîchissants dun mystérieux trou au plafond
et lépave blanche dune galère fracassée dont larrivée sème un désordre indescriptible dans la salle du restaurant,
ce dont
- est étrange quelle puisse penser à ça en un pareil moment -
elle se désole.
Des silhouettes mouvantes, à demi transparentes dont les ombres flétrissent la lueur des chandelles comme un nuage vient corner le disque lunaire
et
- et toc -
les amants reviennent à la vie.
Ce quelle veut leur dire se noie dans un glouglou sanguinolant et se perd à jamais.
Mais lui,
( ... tous les deux, finit-il de dire sur terre ),
dont les yeux quil tourne vers le misérable spectacle quelle offre sont traversés par les feux morbides de lapitoiement se penche vers elle et lui dit :
- Je peux taider.
Ya une mouche au plafond.
Un hideux insecte papillonne gravement sa mourrance sur le plan de plâtre impeccablement banc.
Une grosse mouche noire qua le bourdon.
Grésillement obsédant.
Mouche,
fille contre-nature dun asticot égaré dans lhiver et dune chaudière à mazout poussée à bloc au coeur de lexcessif confort dune antique ferme rénovée pour les besoins dun siècle résolument moderne.
$ Bzzzt-tt, crrr : PffF@TttTt #
conférence obscure
donnée à laile vite,
BzzzT
parasitage dun plafond blanc,
plan sans repère,
point noir multidirectionnel à fréquence variable,
ça fait tâche sur le blason dune maison daussi bonne réputation.
Quelle hideur à cette auberge, crie déjà la rumeur !
La répugnante fumée sans feu,
la honte bavassière du commérage public va-t-elle se répandre comme une traînée de poudre dans la boue
- ya bouse sous mousse dans la brousse -
jusquaux oreilles veloutées
- ouatées -
de lhonorable clientèle
de qualité ( ! )
... somme toute ...
impériale !
Le masque du Pèlerin de Fer va rouiller comme un rafiot naufragé sur un récif arrogant de la mer des sarcasmes et lon verra le sourire bienveillant des clients se flétrir en une affreuse moue, reniant jusquau soupçon davoir jamais fréquenté cette ignoble taule frappée de quatre étoiles luxe,
où les mouches se baladent en plein hiver sur les plafonds blancs.
Demain :
au nom de la Loi et des pouvoirs qui lui confèrent ses serments,
lhuissier fait sauter les scellés qui depuis hier interdisent laccès de la baraque cossue.
La foule vient au grès dun dimanche ensoleillé satisfaire sa curiosité
- voir lantre de la mouche -
piétiner les massifs de fleurs,
ravager les jardins,
détruire à petits pas insistants la pelouse quinquagénaire
et le Patron dissimulé la foule ( si il vit encore )
les yeux couverts dune paire de carreaux fumés et flanqué de quatre garnements en arme,
le Patron viendra triste assister à léparpillement de ses terres maffieuses.
Juste une larme dancien combattant à lorée de sa paupière, une futile nostalgie face à lachèvement du grand dessein :
la Terre ( ! )
- trompetez du clairon à lapparition ce joyau cosmique -
la Terre, villégiature exquise de lempereur et des siens,
un milliard de damnés pour prix argus de cette somptueuse villa sphérique aux confins de la Voie Lactée.
A moins que Sarzeau.
Mais qui sait,
lhuissier ?
- Si ces messieurs-dames veulent bien faire silence, nous pourrons ouvrir les enchères.
Marteau : toc-toc-toc.
Petit homme ordinaire au cynisme un peu faible, à lironie éculée comme un soupir dimpatience aux guichets de la poste.
Pelouses ravagées, dames et chapeaux
- concours délégance -
mouchoirs de dentelles,
messieurs en cravates et serviettes en croco,
intérêt, curiosité,
la bonne affaire !
Le petit huissier grisonnant et ses lunettes au bout du nez, soleil de printemps mitigé,
printemps qui parie sur la prochaine Saint Valentin,
faites vos jeux !
Sont inventoriés dans la liste suivante :
quatre hectares de terrain boisé,
leurs étangs poissonneux, ses saules pleureurs et ses canots à rame, ses nuits dautomne à la Le Grand Meaulne,
nénuphars et grenouilles à foison quand revient la saison
une bâtisse cossue, le bâtiment principal massif, large, bas et rustique
- notez le goût des anciens tenanciers pour les fenêtres ogivales à petits carreaux,
les couleurs ternes,
les caves voûtées,
les vieilles pierres en général,
les toits dardoise
et les jardins aux replis multiples et broussailleux.
Les dépendances :
lécurie,
les étables,
les pavillons de chasse disséminés dans les bois et qui firent antan la réputation de cette maudite auberge.
Un lot de trente tables en chaînes massif chevillées bois,
cent vingt chaises sculptées mains aux armes du Pèlerin de Fer,
meubles rustiques,
chambrettes charmantes au coeur des pavillons, port dattache dune flottille de lits à baldaquins mâtés de tentures étranges,
vague ressac de leurs draps de soie,
un clavecin dix-septième,
tableaux baroques,
armes anciennes,
collection dobjets divers dont monnaies du premier millénaire,
vitrines,
luminaires en cristal,
bougeoirs dargent
et
et une mouche véritable agonisant dhiver sur son plafond blanc,
un couple damant didentité connue - style Véronais Renaissance - sembrassant à une table charmante dressée de dentelles, par-dessus deux assiettes de flageolets sertis comme des émeraudes dans la graisse dune tranche dagneau refroidi,
quatre verres de cristal dont deux petits à demi pleins dun vin de grande qualité,
une ambiance tamisée dépoque, sans son orchestre slave,
puis,
lanimation soudaine du précédent lot,
des baquets deau noire « Océan dEther «,
lépave dune Blanche Galère trirème à restaurer,
une femme a priori enceinte, la délivrance au bord des lèvres ; elle est avachie sur un tapis de Perse dans son sang répandu.
Ainsi que :
des tentures de belle taille tissées main à la fin du dix-huitième siècle avec promeneurs, laboureurs, chasseurs et montgolfière.
Sont répertoriés ensuite :
le regard affolé de la femme a priori enceinte vers la mouche mourant au plafond,
le regard un rien apitoyé du couple sur la femme a priori enceinte allongée à ses pieds
et le tour que lhomme du couple va tenter de réaliser, mesdames et messieurs, devant vos yeux ébahis !
Le tour !
Mise à prix du tour de passe-passe !
Approchez, approchez, damoiselles et mistinguettes,
messieurs et cravates,
dames et mallettes,
élégants et crocos !
Venez, gens de la Terre et lézards de lEther, armousins du Vert-Peuple et aimables ressortissants des Jours Tranquilles,
venez assister au miracle de lenfantement tel que vous navez jamais osé en imaginer !
Brûlez lumières, brillez paillettes, grésillez mouches, roulez tambours
et tombe le marteau
toc-toc-toc,
que le spectacle commence,
mise à prix du spectacle !
( Les articles soulignés sont proposés à la vente. Exemple : le, la, les, de, du, des, un, une ).
La femme a priori enceinte, au premier plan du tableau, dans son habit de misère vomit plusieurs litres de son sang,
tandis quelle tente de répondre à lhomme qui a dit :
- Je peux taider.
Observez bien les difformités rustiques de son corps* ( * épuisé ) et contorsions acrobatiques à cause desquelles finissent par céder plusieurs de ses os. Et ses hurlements touchants, si rares, si recherchés.
Le tapis de Perse sur lequel elle épanche ses spasmes simbibe de son sang ( attention, derniers litres! Nhésitez plus !) alors que leau noire de lOcéan dEther finit par sécouler et sinfiltrer dans la pelouse de lAuberge.
Le magicien
- bravo !
toge écarlate style Maître de Cérémonie, échancrée sur la hanche, col romain et bordures noires, de chez J-P Gaultier,
gabardine bleue fripée et tâchée de chez Gauthier,
flingue ( visible ultérieurement ) automatique, simple action, calibre 11,43 mm ( 45 ACP ), plaquettes de crosse en plastique imitation bois, courbes impressionnantes, chromes fascinants, numéro de série limé de chez Colt ( USA ) ( provenance illicite garantie ),
effets spéciaux, lumières noires, lasers, poursuites, sunlights, de chez Luminex, Paris, Madrid, Rome, Bagnols-sur-Cèze, Attenderepolis, Tokyo, Bestine - Luminex, le partenaire obligé des soirées réussies,
avec,
le Crédit Lyonnais,
Rhône-Poulenc,
Libération,
Maisons den France
et
le Ministère de la Culture,
la Région Midi-Pyrénées,
la Française des Jeux,
les Pompes Funèbres Générales,
le Parc Astérix,
la Mairie de Sarzeau ( 56 ),
les services culturels de la Blanche Bâtisse,
France-Inter, France-Infos, France-Musique, France-Culture, Radio Bleue, les décentralisées de Radio-France,
FR3 Bretagne-Pays de Loire,
le Dauphiné Libéré,
et bien sûr,
les boucheries-charcuteries Hortense Roubaud,
merci à tous nos généreux mécènes -
le mage, donc opère méticuleusement,
le dépouillement du sujet pour commencer,
le retroussement délicat de sa robe gris perle et pourpre hémoglobine, marquée comme le Saint-Suaire des empreintes de sa souffrance,
lextraction brutale de sa culotte engluée quoique de bonne facture,
lécartement des grandes lèvres déjà malmenées par lapparition soudaine dun des pieds du lézard qui semble vouloir sortir par là,
lagenouillement du mage auprès de la patiente,
et son bras qui peu à peu senfonce par ce conduit-là vers cette destination-ci, étrange pénétration de la femme cambrée.
A voir absolument, sites et panoramas :
le public nombreux et réjoui comme à la crucifixion, quoiquun rien estomaqué par le suspense de lopération,
pendu aux lèvres - en quelque sorte - de la femme avachie,
le visage du mage concentré sur ses gestes
et dans ses yeux une lueur inquiète, peut-être doute-t-il,
les ravages du mal sur le joli minois violacé de Marga,
loeil humide de Judith, un rien jaloux, mais plein despoir dans lexpression impassible de Karola - il y a foule dans ce seul oeil -
et larrivée inopinée des hommes du Patron dont plusieurs ont revêtu sans craintes leur forme lézardesque. Il y a parmi eux le fils chéri du chef de lOrganisation. Laîné, vous savez, celui qui fait du droit ( bien quil soit plutôt gauche ).
David Cronenberg, en compagnie de Roman Polansky, fait un croquis de la scène pour un film à venir qui sintitule " Le Flingue ".
Dans le fond de la salle, des jeunes cons commentent et font du bruit en papotant. Ils mangent des pop-corn, cest irritant.
Au terme de la pénétration, le mage saisit le cerveau de la femme ( écran de gauche, image scanner )
puis,
tirant de toutes ses forces,
il la retourne de part en part.
Comme on retrousse un bas, ou comme on trousse un jupon.
Montée dramatique. Note répétitive et obsédante des violons en staccato et des contrebasses.
Ton feutré de Billy Holliday, pour le côté blues.
Quasi silence côté public. Ceux qui le troublent, on peut les compter sur les doigts de la main gauche de Django Reinart. Les estomacs sont serrés, les gorges aussi :
en effet,
le tour est loupé.
( Le Duke en a vu dautres. Il lance Take the "A" Train sur son piano, lorchestre démarre aussitôt après lui pour créer une diversion. Le rideau tombe. Quel sang froid... Dautres ne pourraient prétendre à autant de flegme face à un tel bide ).
- Que sest-il passé ? réclame lhuissier cramoisi au mage déconfit et rougeaud.
- Sais pas,
bougonne Sarzeau,
en observant par dessus son épaule le charnier quil laisse :
un boudin sanguinolant de cinq mètres quarante divisé en trois parties distinctes ;
lenveloppe vide et inanimée de Marga,
le lézard nimbé dune sorte de placenta et agité de spasmes,
un ver tortueux de teint et daspect steak tartare, Margareth.
Chacune de leurs extrémités dans le sens vertical - têtes et pieds - sont reliées entre elles par un ciment bilieux, jaune de couleur.
- Au lieu,
dit Sarzeau à lhuissier,
dapparaître en trois entités distinctes...
- Cest loeuvre du fanatisme et de la passion, affirme le beau lézard gris aux yeux pailletés dor - et lon reconnaît en lui lempereur - qui sest approché deux sans bruit, il se sent confondus, car ils sont trinitaires et ne peuvent être lun sans lautre.
- Vous ? sétonne Sarzeau.
- Bien sûr, dit le souverain, je crois que lépilogue approche...
- Je sens en effet, avoue Jeannot, peser sur moi lincontournable appel de la Blanche Bâtisse aux tendances morbides...
- Jen suis désolé, croyez-moi, dit sincère lAejena. Je crois que tout le monde est là pour vous dire au revoir...
Quand le rideau rouge souvre à nouveau, on voit en effet :
Sarzeau :
Judith et Karola,
Marga, Père, le Vert-Peuple, Jean den-haut, lempereur,
le Patron,
les hommes de lOrganisation, les lézards,
le Guide, René, Jeff, le portier-démon, le curé dont la soutane noire racle à nen plus finir le sol mal dallé dune église qui sent le moisi,
le Flingue,
alors, toc-toc,
oublier par deux fois, cest oublier sûrement, Suzy, le petit portugais, les clients du troquet, le public de la crucifixion,
mère,
Jeannine, le gars du bar-tabac den face,
le curé du miroir, le patron de lusine, les gars des syndicats, les filles qui tiennent le mur les jours de paye, les aimables poubelles.
Judith :
Jean, Karola,
Sarzeau-père, tonton René, le Patron, Marga, Jeff.
Marga :
Margareth, le lézard
le Patron, Karola, Sarzeau, les hommes du Patron, le Pèlerin de Fer.
Et :
le berceau, lécole, léglise, larmée, lusine, rien, les jours sombres, les désespoirs
dans un récit de Jean Paul Kraffe
1993
Editions du Pôvre (!)
musiques de Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, John Coletrane, Dizzy, Dexter Gordon, Michel Petrucciani, Billy Holliday, Sarah Vaughn, les Gershwin, Major Holley, le Hot Club de France,
Serge Gainsbourg, les Beatles, les Pink-Floyd, Peter Gabriel, The Pogues
L.V Beethoven, Karl Orff, Kurt Weild, Eric Satie,
Jack Lang Mattel France 36 15 code D-MAGO
Verdi, Purcell, Bernstein, Bramhs,
R.Wagner New World Germans Band et ses plaisantins du IIIéme Reich.
Chansons en français de :
Arthur H. père et fils, François Hadji-Lazaro, Boby Lapointe, H. Salvador,
Salvador Dali - régisseur
Martin Scorcese - images
Vaclav Havel - espoirs ( déçus )
G. Orwell - araignée du soir
Terry Gillians - effets spéciaux
décors, costumes - Donald Cardwell, Roger Hart.
Achevé de commettre avant le 9/04/2046
Merci à tous,
cest ce que dit Sarzeau en se courbant en manière de salut face à un public, somme toute, de choix.
Ils sont debout et ils le rappellent,
lapplaudissent,
plus quil na jamais été applaudi, lillusionniste rebelle dEther. Il leur a fait un présent inestimable, les a conduit aux portes des transes émotionnelles
- où lon enfourche un astéroïde qui file au travers des ombres épaisses de lEther,
croisant parfois dautres astéroïdes, dont certains sont habités,
jusquà ce que paraisse lAnneau merveilleux ou la Blanche Bâtisse -
et douvrir ces portes-là, de les y conduire pour peu quils sétalent à la folie de lhomme et endossent ses curieux effets,
pour peu, enfin, quils soient assez naïfs - innocents - pour se laisser gagner par la magie de ses illusions,
cela à finalement toujours été son rôle
et ils lont crucifié pour ça.
Ce sans quoi rien de tout ceci naurait été.
Alors ils lacclament.
Pas dillusion, toutefois : les Prophéties ne prennent effet quici, dans le cadre des chronologies terrestres. En Ether, on a fait que les écrire, les décrire. LEther à été le refuge du Messie, sa fuite ( nest-ce pas dailleurs le motif officiel de sa condamnation, ce refus dendosser les conséquences de sa magique démence, de payer de sa chair le prix de ses talents de mage? Le motif réel, bien entendu, cest la raison).
Au matin, il faudra à tous ces Sarzeau renvoyer les plaisirs de leur morbidité nocturnes aux gouffres de loubli, ne pas les laisser franchir les frontières du réel. Ils vont vivre un jour terne, mais au fond deux réside le vague souvenir du meurtre,
du viol,
de linceste, du parricide,
des rites incantatoires,
des messes noires où sont sacrifiés des bébés et des vierges,
du plaisir que lon a ressenti quand père est mort étouffé par un paquet de Gitanes sans filtres roulé en une boule presque parfaite,
quand le patron sest pendu au tympan de léglise au sol mal dallé qui sent le moisi où passe la soutane noire qui ne racle plus rien
et sous loeil réjoui du crucifié au rire enjoué de Satan dont la croix surgit du ventre déchiré du curé mort nu dans le miroir de larmoire.
Au terme de ce jour terne et peu après avoir tenté dêtre pour une fois le Roméo dune Jeannine dont les pensées filent sur la nationale 7 avec le gars du bar-tabac den face, ils seront à nouveau Sarzeau - celui-là ou un autre, peu importe, M. Hyde, Caligula ou Mesrine - maître incontesté de leur Ether où quelque Razus Aejena et autres varans font figure de Mission.
Ils on eu besoin de Sarzeau pour donner corps à leurs rêves inavouables - même au plus cher des êtres ( pas à moins de cinq cent francs la séance en tous cas ) - mais il faut que cela cesse. Renvoyer ad patres lAejena, ses lézards, ses Paradoxes et son Empire, car le jour va se lever et il est lheure,
chers amis vampires, de rentrer chez vous ).
En attendant que les Prophéties soient effectives
- les congratulations du public,
le repas,
la trahison de Judith,
larrestation,
la condamnation,
lexécution -
ils réclament un dernier tour de magie.
Même ceux dentre eux qui sont là pour procéder à sa capture - les hommes du Patron,
lézards, qui quant à eux ne sont pas si pressé de ne plus exister.
Sarzeau, après sêtre redressé dune énième courbette - en manière de salut à une assistance, somme toute de choix - jette un regard circulaire à cette foule de plus en plus nombreuse.
Comment diable va-t-on faire pour installer lhumanité entière, ses défunts, ses non-nés, ses alter-egos nocturnes, ses souvenirs dici-bas, ses nostalgies éthériques sur une si petite page ?
Le vieux majordome de lAuberge nen peut plus dinstaller des tables et des tables pour les convives, ni de se désoler en termes injurieux de létat de la pelouse quinquagénaire. Heureusement, lemployé de la Blanche Bâtisse lui prête main forte.
Sarzeau se demande quel tour il va bien pouvoir leur faire pour conclure,
enchaîne en attendant apparitions de lapins en panama blanc sur floraisons miraculeuses de rosiers stériles,
quand le duc des Polymorphies, le lézard de Marga agonisante, a la bonne idée dêtre pris dune crise dhystérie dangereuse. Pris entre la dépouille gémissante de Marga et lasticot géant que lon suppose être Margareth,
dans un superbe effort de volonté,
il se traîne jusquau devant de la scène,
livide et pathétique,
pour supplier quelque spectatrice de lui asséner le coup de grâce.
Il sagenouille devant une infante blonde aux grands yeux innocents, treize ans au plus, qui ne sait pas encore que ses rondeurs naissantes affolent déjà nombre gaillards accomplis et poilus.
Ce lézard a le sens du spectacle. Quelque chose de noble lhabite. Mais ce duc, tout beau quil ait été,
affole linfante,
à cause de ses airs de Quasimodo syphilitique.
Et les hurlements de la fillette le rendent fou,
il la saisit à la gorge,
envoyant ainsi lenveloppe flasque de Marga à laquelle il est toujours lié à la figure du public.
Sarzeau, tel un reporter de lextrême, saute sur loccasion
- le lézard en loccurrence -
et
avec des gestes sobres,
choisis dans le nuancier du tact et de lélégance,
il empoigne le Flingue dans la poche de sa gabardine,
le présente au public,
( applaudissement, cris hystériques, évacuation urgente des fans émotifs )
vise le lézard,
avec lenteur,
méticulosité,
tandis que la môme se laisse gentiment étrangler,
il tire.
Et,
ô miracle de lart magique,
surgissent du canon chromé,
quoi ?
Ou plutôt qui ?
Les Bêtes pour sûr !
Lorchestre du Duke balance Caravan pour leur parade,
( acclamations du public )
puis Mack the Knife dés quelles semploient à boulotter le lézard reconnaissant.
Et,
miracle, ô miracle,
dés que les liens qui scellent la triple entité « Marga « sont brisés,
( flot de sang sur la scène et les premiers rangs du public )
lenveloppe vide de Marga disparaît
et lasticot Margareth retrouve ses formes originelles de frêle jeune fille...
Happy end ?
( Margareth pourrait épouser le Patron, ou devenir la maîtresse de Karola restée seule, ces deux beautés apaisant leur peine par des tendresses dune toute féminité... )
Euh... Non.
Les Bêtes,
affamées,
excitées aussi par le succès quelles remportent auprès du public,
mangent aussi Margareth
et linfante blonde au passage.
Parade,
Sarzeau salue,
le rideau tombe
et toc.
Le dernier repas.
Au menu : gigot dagneau, flageolet, Mouton-Cadet.
Sarzeau sest caché dans la foule. Pas très envie de faciliter la tâche à ses adversaires qui, en effet, le cherchent.
Un sortilège ramené dEther lui permet de se centupler et les lézards arrêtent parfois lun de ses clones, qui aussitôt sévapore. Le colonel des légionnaires sénerve. Dautant que lempereur,
confortablement assis sur la somme des gentillesses quon lui fait,
lui jette ça et là un regard noir dans lequel on peut voir se dessiner des arènes aux gradins bondés, pleines de fauves affamés.
Au comble de lirritation, il sadresse à Judith :
- Lequel est-ce ? demande-t-il.
Alors elle répond ce que dictent les Prophéties :
- Celui que jembrasserai, celui-là sera votre homme.
Elle est finie, la belle histoire et Karola reprend sa place dans le monde des vivants sans sourciller un seul instant face à la vitrine aux trente deniers. Nous sommes au coeur de la raison, du palpable, du rentable et du cruel,
là où elle sappelle Karola,
là où elle est avant tout un agent de lOrganisation à laquelle appartient ce joli corps,
instrument délicat dont la fonction sarrête à compromettre de grosses légumes.
Si elle avait des sentiments à écouter, ceux-ci lui diraient de toute façon que malgré les chouettes de bon moments quils ont passé en Ether, leur amour,
un amour fatigué aux rites éculés,
na pas lieu dêtre sur Terre où Sarzeau nest quun gros homme chauve, vulgaire, fou et pauvre.
Et quil a tué Jeff. Quelle aimait bien, somme toute, qui faisait parti de la famille,
celle quelle a fondé aux côtés du Patron et qui est à lorigine de sa vie de femme riche, jolie et aimée.
Et Marga : cela, elle ne peut le pardonner à Sarzeau.
Ni à elle-même. Pourquoi a-t-il fallu quelle le ramène ici, pourquoi a-t-il révélé - et au premier coup doeil - le lézard enfoui au fin-fond de sa complice, sa seule amie ?
LOrganisation va remettre bon ordre à tout ça - cest dailleurs son rôle. On aura perdu deux camarades en route, mais on est des crapules et ce sont les risques du métier.
On oubliera,
par deux fois,
cest...
Tais-toi ! Ne blasphème pas...
Qui parle ?
Toi, bien sûr, Judith den haut...
Mais je suis Karola...
Karola est morte, ma pauvre amie, à lentrée de la Blanche Bâtisse. Tu es Judith.
Ne dis pas de conneries...
Tu parles comme Jean, tu laimes encore.
Bien sûr que non. Je vais le donner aux hommes du Patron.
Parce que tel est ton rôle et que tu es consciencieuse. Cela na rien a voir avec tes sentiments, mais si tu ne fais pas ce que tu as à faire, rien de tout ce que vous avez vécu ne peut exister. Nest-ce pas plus important pour toi que tout ce qui maintenait Karola en vie ? Largent, les vieux industriels libidineux qui ne lécoutaient pas mais quil faut savoir mener par le licol de leurs fantasmes, sa froideur professionnelle, son pouvoir hypnotique, sa place dans lOrganisation ? Nest-ce pas mesquin, minable même, au regard du Bois Coquin, des plaines infinies où Jean à fait croître en excès des fleurs sauvages, du damier du temps et des jours qui ne passent pas, du fleuve et dAttenderepolis ?
Bien sûr que si... Mais Marga...
Cela ne peut que taider à agir, non ?
De toute manière,
tenez-vous en à votre rôle, mademoiselle,
disent en choeur Sarzeau-père, le Patron et lEmpereur ainsi que tous ceux dEther qui ne peuvent être si tout cela naboutit pas à lanéantissement de Sarzeau
et tous ceux qui sur Terre transgressent la nuit leurs propres interdits au travers dun Messie assassin.
Aussi a-t-elle trouvé Jean - sans peine.
Elle pose sur sa joue un petit bisou,
qui aurait été insignifiant au regard des mille et mille baisers quils se sont échangés là-haut et de celui qui a longuement, dici, transporté leur amour en Ether.
Insignifiant si toutes les légions impériales et les hommes du Patron ne sétaient précipités vers eux pour les séparer une fois encore.
Elle a juste eu le temps de lui dire :
- Cétait chouette, adieu...
( Adieu, je taime, a-t-il répondu )
et allait rajouter :
- Je ten supplie, mon immense Amour, ne te laisse pas prendre,
quand Jeannot, suivant un plan visiblement prémédité,
a bondi sur le fils du Patron et le prenant en otage,
sest enfui dans la nuit.
Le fils du Patron en a été quitte pour une cicatrice au ventre, une ablation gratuite de lappendice.
Elle a passé ses trois derniers jours lAuberge, allongée sur un transat. A passer et repasser sur lécran de sa mémoire ses plus beaux souvenirs dEther,
à faire cliqueter dans sa main les trente deniers de la vitrine,
à lire les messages codés qui tombent sur le fax et qui la tiennent au courant de lévolution de la chasse.
La police cherche aussi, mais ils narriveront à rien. Pourtant, Jean a gaffé plusieurs fois, après ce quen disent les journaux : il a tiré au hasard, plusieurs fois, sur des innocents. Il a braqué un armurier, aussi, pour avoir des munitions et des épiciers pour boire et pour manger. Les journalistes peuvent en larges termes dramatiques, retracer lhistoire banale dun certain Jean Sarzeau, résidant rue des Peupliers et le traitent de drame social dû à la Conjoncture Actuelle. Judith espère que Jean tueras des journalistes. Tant pis pour eux. Surtout ceux des journaux à faits divers, ceux qui sur papier-glacé-photos-couleurs-grands-titres-jaunes-cliché-agrandi-en-noir-et-blanc-tâché-de-graisse-pour-faire-plus- vrai-le-jour-de-son-mariage se font anges gardiens ( ! ) du bon sens et de la morale commune.
Igor - cest le vieux majordome, Igor - la gâte comme au temps de Marga. Il lui porte des grogs et des cigarettes.
Mais avec ce grog-là sur ce plateau-ci, Igor porte le dernier télex. Il dit ( le télex ) :
Le petit sest présenté à laccueil et a retrouvé sa maman.
Ce qui veut dire :
Quelquun a repéré le gibier. Nous le tenons. Sera prêt pour le dîner.
Ce qui signifie :
Sarzeau est cuit. Cest pour ce soir.
Cétait le troisième jour après la crucifixion. Judith sest demandée si elle oserait se pendre, pour faire rustique.
Mais finalement, le six-trente-cinq de mère quelle a retrouvé dans larmurerie du sous-sol, au milieu dautres pistolets historiques, historiques pour lOrganisation, a parfaitement fait laffaire.
Elle a appuyé sur la détente,
ça lui a fait un peu mal,
puis se retrouva avec Jean dans une forêt si bien faite quelle en fut elle-même surprise. Linstant lui parut éternel, car elle ne put en voir la fin.
Au-delà, elle ne vit rien. Dailleurs, elle ne pouvait avoir conscience davoir vu un jour, ni même davoir été.
Ma foi,
il fallait bien que tout ça finisse à lusine.
Il sest saoulé toute la journée. Vers quatre heures de laprès-midi, peu après que le clochard,
Yan Kraffe,
soit reparti en ville avec en tête tout le récit qui lui fit de son histoire,
il a pressenti quil ne reverrait jamais Judith
- et pour cause -
de son vivant.
Alors il est resté ici, au lieu de senfuir comme il lavait fait avec génie durant ces trois derniers jours, après avoir abandonné comme mort le fils du Patron sur la chaussée. Il était conscient que son compagnon de squat - atelier 17 - allait le vendre et quon le retrouverait sans peine.
Il sest abandonné au rêve,
une plaine infinie aux courbes douces, aux herbes fraîches et sauvages, aux fleurs merveilleuses que vient juste troubler,
à neuf kilomètres en amont de la ligne crépusculaire,
une chaîne de montagnes surplombée par deux tours noires,
qui annoncent lentrée dAttenderepolis.
Et lapparition des légions impériales au grand complet, rangées en bon ordre. Elles bouchaient tout lhorizon.
Jean a souri :
- Tu vois, a-t-il dit à Judith, je suis enfin face à moi-même.
La guerre a duré des siècles. Jamais Judith ne la quitté,
ni ne sest éloignée de lui de plus dune coudée.
Quand enfin ( après une longue marche ) il sest retrouvé assis face à Razus Aejena dans lherbe douce du champ dOxO, il sest dit quil était temps de fusionner,
alors quà ses côtés Judith retrouvait Karola.
Ils se sont aimés,
comme jamais ils navaient fait lamour.
Après, ils se sont allongés côte à côte dans lherbe.
Et pour la première fois en Ether, ils ont eu froid.
Alors Sarzeau a fait un feu.