Spencer City - Samedi 3 juillet - 8 h 45.
Jean achevait d'enfiler son pull over quand elle entendit la porte d'entrée claquer. Elle
suspendit son geste et demanda.
"William ? William ! Trent ? C'est vous ?"
Personne ne répondit. La porte s'ouvrit sur Farrow.
"Où est-il ?"
"Qui ?"
Le rat commençait à sentir et Farrow essaya de ne pas respirer.
"William, où est-il ?"
"J'en sais rien, je ne suis pas sa mère !"
Jean haussa les épaules.
"Ca tombe bien parce que sa mère le cherche aussi ! Alors où est-il ? Et, d'abord,
qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?"
"Oh, une longue histoire. Vous voulez que je vous raconte tout depuis le début
?"
Elle arpentait le cabinet de consultations. Farrow tomba en arrêt devant la table de
soins.
"Qu'est-ce que c'est ? C'est dégoûtant !"
"Vous savez c'est Dave Greenburg."
"Qui ?"
"Dave Greenburg ! Il n'a pas eu de chance, il est mort sur le coup, je crois qu'il
n'a pas souffert."
"Et c'est arrivé comment ?"
"Eh bien, il a pris un mauvais coup de Bible."
Jean tendait la main vers le volume épais à la reluire métallique qui traînait par
terre.
"C'est une histoire de fous !"
"Je ne le vous fais pas dire, maintenant, Monsieur, si ça ne vous dérange pas,
j'aimerai finir de m'habiller."
Elle mit son pantalon, fourragea dans son sac et entreprit de se maquiller.
"Au fait ! Nous n'avons pas été présenté. Je m'appelle Jean. Jean Baker."
Elle tendit la main à Farrow et demeura le bras en suspens car le maire ignora
volontairement son geste.
"Ecoutez, Miss Baker, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Je ne sais pas qui
vous êtes, ni comment vous êtes arrivée ici. Mais, vous avez intérêt à décamper de
cette ville le plus vite possible."
"C'est bien mon intention. Seulement il y a un petit problème."
"Vous voulez de l'argent ?"
Farrow plongea la main dans la poche intérieure de sa veste. Jean s'installa sur le divan
et croisa les jambes.
"Pas seulement, je voudrais surtout comprendre."
"Comprendre ! Comprendre ? Il n'y a rien à comprendre."
"Oh si ! Et d'abord vous, Monsieur, qui êtes-vous ?"
"Je suis le père de William."
"J'avais compris. Je voulais dire, que faites-vous dans cette ville, quelle est votre
fonction ? Vous êtes un officiel, ou quelque chose dans le même style ?"
Farrow allait s'énerver.
"Ecoutez, Miss .."
"Baker, Jean Baker."
"Ecoutez Miss Baker, moins vous poserez de questions, moins vous en saurez et mieux
vous vous porterez, croyez moi !"
Jean décroisait les jambes.
"Vous n'avez pas une cigarette ?"
"Non, je fume pas."
"Vous êtes moins marrant que votre fils. Il a beaucoup de défauts, mais au moins
lui ..."
"Où est-il ? Ne faites pas l'idiote, où est mon con de fils ?"
"Vous avez une drôle de façon de faire la cour aux dames, par ici."
"Combien ? Combien voulez-vous pour fermer votre grande... Pour oublier et quitter
cette ville en vitesse ?"
"Je ne veux pas d'argent, je veux comprendre, c'est tout. Depuis hier soir, depuis
que j'ai rencontré votre fils et son copain..."
"Trent ! Vous le connaissez ? C'est lui qui a fait le coup ?"
Farrow désignait le rat.
"Oui."
"Alors William est innocent. Vous seriez prête à tout raconter au shérif ?"
"Sûr !"
Farrow poussa un soupir de soulagement. L'affaire ne se présentait pas aussi mal qu'il le
pensait.
"Qu'est-ce que vous voulez que je raconte exactement ? Tout depuis le commencement ?
Comment William a écrasé Dave Greenburg ?"
"Mais vous venez de dire que c'était Trent !"
"Si je peux me permettre, Monsieur, vous entendez, mais vous n'écoutez pas ! Trent,
c'était la Bible, et Dave le Rat ! William, c'était la voiture et Dave le caissier
!"
"Que voulez-vous exactement ?"
"Je veux m'en aller d'ici. En bonne santé !"
Farrow s'assit sur le divan, près d'elle. instinctivement, Jean se pelotonna sur la
banquette, hors de portée du maire.
"Miss Baker, non n'ayez pas peur. Je ne vous veux aucun mal. Je veux m'assurer
simplement que je peux avoir confiance en vous. Voyez-vous, depuis quelques temps, il se
passe ici des événements plutôt .. disons bizarres, mais il ne faut pas que ça se
sache. C'est l'intérêt de tout le monde, de vous de moi, de William. Vous pouvez
comprendre ça ? Alors, voilà, je vais vous laisser partir librement..."
"Merci, M'sieur !"
"Mais je voudrais être sûr que vous ne répéterez rien de ce que vous avez vu et
entendu cette nuit à Spencer City."
"Vous n'allez pas me couper la langue ? Ou me tuer ?"
Farrow affecta de se détendre, il sourit d'un air bienveillant.
"Vous n'avez rien à craindre..."
"Dans ce cas, je crois que je vais prendre congé !"
"Voulez-vous que je vous raccompagne quelque part ?"
Jean dévisagea longuement Farrow, pour finir par se persuader que la perspective de
monter en voiture seule avec ce type n'avait rien de rassurant.
"Non merci, c'est très gentil, mais je préfère marcher. J'adore le footing,
figurez-vous."
Farrow sortit de sa poche quelques billets qu'il essaya de de fourrer dans la main de
Jean, mais il n'y arrivait pas, les doigts de la fille s'étaient raidis.
"C'est idiot, mais je ne peux pas accepter. Si encore, si encore il y avait eu
quelque chose entre nous, je ne dis pas, mais dans ces conditions, je me sens obligée de
refuser."
Elle mit son sac en bandoulière, se dirigea vers la porte qu'elle ouvrit d'un geste
décidé, elle se retourna. Farrow n'avait pas bougé, debout au milieu de la pièce, la
bouche ouverte, ses dollars à la main.
"Au revoir, Monsieur."
"Un instant ! Où allez-vous ?"
Sans réfléchir, elle prononça d'une traite la première idée qui lui traversa
l'esprit.
"Tilt House."
Un crâne en pain de sucre, des cheveux noirs, parsemés de fils d'argents, des yeux bruns
cernés et profondément enfoncés, un visage anguleux presque maigre, fatigué par
l'âge. Un homme d'Orient, un homme de prière, un pèlerin pauvre et sage, rayonnant
d'amour, sale.
Il marchait sur cette route, trop passagère, enveloppé comme un pansement mal fait dans
de vieux vêtements. Soufflé par moments par le passage d'un énorme camion. Il venait
vers cette ville du Sud. Budhi Yukta.