"Ordinateur : ordre par la machine."
Paul Butch souriait de cette définition, combien d'autres anodines et dissociées de leur
sens de vie avaient pour conséquences le malaise et la colère. La jeunesse trop
sollicitée s'était créé un univers à part. Un refus quasi biologique s'emparait des
populations moins jeunes, une rencontre instinctive dans le giron de la mère nature, le
professeur en était le témoin et le captateur. Professeur Butch ! Que tout cela est
envahissant.
Le Professeur Butch referma le cahier dans lequel il consignait ses notes. La lettre de
Nach partirait le soir même et permettrait, par la venue de celui-ci, une meilleure
compréhension du gouvernement. L'espoir d'un acte accompli avec foi et que tout le monde
comprendrait peut-être, même les plus coriaces, était-ce bien raisonable de le rêver ?
Angie revint dans la salle commune, son fils couché, elle pouvait s'occuper du grand.
"Butch, dis-moi ce qui te rend tellement heureux ? Est-ce la venue de Nach ?"
Son interrogation était légèrement soucieuse.
"Je n'ai pas le même espoir que toi, je pense que les buts de ceux qui gouvernent
sont trop éloignés des nôtres. Leur vie est basée sur la notion de super chef, qu'ils
sont, à la notion de super tribu, qu'ils dirigent. Et tu veux leur faire admettre que la
super tribu ne doit plus exister ? Ce n'est pas possible, Butch."
Angie secoua la tête.
"Je ne t'écouterai pas, Angie. J'ai besoin de croire, non de savoir à l'avance
quelle chance j'ai de les avoir convaincu."
Il s'était levé et arpentait la pièce.
"Nous devrons partir bientôt."
Ce départ, il en parlait de plus en plus souvent sans que Angie réponde. Il constatait
qu'à Tilt House on le considérait comme un chef, et cela était contraire à
l'expérience. Il ne pouvait être simple membre et directeur de conscience à la fois.
Farrow ressemblait à un animal blessé dans sa tanière. Son bureau était la partie de
la maison où il se sentait le mieux, son refuge. Si Butch souriait, lui se confinait, se
rabougrissait petit à petit, jour après jour. Le moindre bruit, le moindre pas
l'inquiétait. S'expliquer, il ne le pouvait plus. Des sermons, des discours, des actes de
foi sur l'amélioration de la situation, il ne pouvait plus en faire. Son visage ne
pouvait plus exprimer la merveilleuse confiance qu'il affichait quelques années
auparavant. Même sa femme le regardait avec mépris, comme un perdant. Depuis un certain
temps, les gens se moquaient ou l'insultaient ouvertement. Les notables qui l'avaient
aidé à s'installer à la mairie ne le regardaient plus comme le maître de Spencer City.
Il en pleurait de rage et d'impuissance. La violence, la délinquance les avaient fait
réagir, lui et le shérif. Ils avaient ressorti de vieilles lois, institué de nouveaux
décrets. Jusqu'au jour où le couvre feu avait fait naître des réunions clandestines.
Les gens qui le soutenaient s'étaient désolidarisés, mais lui donnaient toujours leur
soutien apparent. D'abord des parties de cartes, des jeux les avaient réunis, ils avaient
parlé de choses et d'autres, opposants d'hier unis par la transgression de la loi sur le
couvre feu. La jeunesse avait de nouvelles armes.
Des grèves débordèrent le syndicat. La méfiance de tout ce qui était organisation
reconnue et autorisée s'insinua lentement.
Butch, du haut de la colline dans la maison qui penche, regardait tout cela, ne parlant à
personne jusqu'à la parution de son ouvrage : 'La Maison se Casse la Gueule', lisible par
tous, en langage simple.
Une censure du shérif Warms avait fait que tout le monde avait lu le bouquin racontant
l'histoire de Spencer City et son devenir, avec la simple alternative: changer ou crever.
Les élections ! Un grand moment de la vie à Spencer City. La campagne électorale, les
majorettes, les discours plein de promesses. Tout Spencer City avait suivi sérieusement,
participé, voté. La ville, pleine de couleurs et de banderoles résonnait de rire et de
chants à sa gloire :
"Vive Spencer City !"
"Vive le maire de Spencer City !"
"Vive Farrow et l'ordre !"
"Vive notre shérif, notre protecteur !"
Les enfants criaient les plus forts. Jamais une élection ne fut suivie comme ce dimanche
là, avec autant d'intérêt ! Jamais une élection n'avait obtenu une telle participation
! Seul, le fils du maire, William Farrow, n'avait pas voté, il était ivre mort couché
dans une grange des environs. 99,99 % de participation ! Du jamais vu. Il faut savoir que
Farrow n'avait aucun opposant. Ce fut la gloire des gloires pour le maire.
Toute la ville dansa ce soir là. Même le shérif Warms, cet enfoiré souriait, c'était
bien la première fois. Quant à Farrow, il embrassa sa femme tant il était ivre. Même
qu'ils auraient passé la nuit ensemble, chose qu'ils ne leur était pas arrivée depuis
vingt ans.
Farrow entendit toute la nuit des pétards, des voitures, des conversations mêlées de
rires. Puis enfin au matin, le bruit s'arrêta s'éloignant comme la fin d'un opéra.
Farrow était malade, sa tête ne se portait plus et sans discontinuer il était secoué
de rires nerveux, dégoulinant de whiskey, de bile et de petits fours mal mâchés.
Il sortit de la ville, dans ce froid petit matin et, titubant d'un côté de la rue à
l'autre, il hurla sa joie une carabine à la main. Il tirait en l'air comme dans la
mauvaise tradition de l'Ouest, en l'honneur de cette bonne vieille ville. Farrow chantait
l'agneau divin, une vieille rengaine biblique à propos d'une brebis égarée, d'une voix
grave mais fausse.
Il dormait profondément, le soleil trop chaud lui brûlait la peau. Il ne sentait pas la
dureté des marches de la mairie. Son bien être ignorait son corps meurtri. Spirituel et
grand, comme l'amour qu'il avait dans un rêve, juré de pratiquer dès son réveil. Il
souriait tendrement enlacé à sa Winchester. Une ombre le protégeait maintenant du
soleil de midi.
L'ombre de Warms bougea un instant. Sa voix grinçante réveilla Farrow brusquement,
méchamment.
"Ce cave, ce fils de pute qui dort pendant que la ville brûle !"
"Brûle !" Farrow sursauta.
"La ville brûle ?"
Les yeux grands ouverts, il regardait sa ville toute chaude de vie. Il s'assit, se frotta
les yeux. C'était bien le shérif, debout devant lui.
"J'ai eu peur de votre plaisanterie... La ville brûle. C'est pas des blagues à
faire, Warms !"
Il aspira de l'air, un grand coup. Le shérif le regardait durement. Renucci était à son
côté. Celui là l'accompagnait toujours lorsque la situation était grave.
Le maire relaça ses chaussures.
"Que me voulez-vous ? Remettez les poivrots en liberté, et aussi les chauffards, et
même les voleurs. Il faut savoir être magnanime un jour comme celui-là. Et ne me dites
pas que William a fait encore des conneries, parce que je lui interdit l'entrée de la
ville !"
Farrow essaya de se relever. Il avait l'impression de soulever la mairie en même temps.
Jamais une cuite ne l'avait courbaturé à ce point là. A son âge, il faudrait qu'il se
surveilla un peu plus.
"Gros con !"
Le shérif l'insultait encore. Warms ne pouvait pas parler autrement qu'avec des insultes.
c'était pour Farrow un signe d'affection de la part du shérif.
"La seule chose que j'aimerai à l'avenir, mon cher, c'est que vous ne m'insultiez
plus devant nos concitoyens."
Warms éclata de rire, un rire qui dura longtemps, fort longtemps. Farrow le regardait
sans comprendre. C'était la deuxième fois que Warms riait en vingt ans. Si les
élections étaient bonnes la prochaine fois, le shérif finirait par devenir aimable.
"Regardez autour de vous, Farrow !"
Son visage avait brusquement changé d'expression, ses yeux durs et injustes comme la
justice le regardait. Farrow s'inquiéta, regarda autour de lui. Rien d'anormal à
première vue. La ville était calme, trop calme peut-être ? Il chercha à comprendre ce
qui ne collait pas. C'était vrai pourtant, quelque chose ne collait pas.
"Qu'est-ce qu'il se passe ?"
Demanda-t-il.
"Le silence ?"
Il tendit l'oreille.
"Regarde !"
Répéta Warms, l'oeil dur. Farrow chercha la réponse du côté de Renucci, mais rien
dans ce visage stupidement fermé ne l'aida.
Farrow descendit les marches et avança au milieu de la rue, d'un seul coup il comprit.
"Les magasins sont fermés et personne n'est dehors !"
Il réfléchissait et se mit à rire à contre coeur. Sa cuite le travaillait, il rit avec
plaisir.
"Ils sont encore au lit ! Quelle cuite municipale ! Il ne doit plus rester une seule
goutte d'alcool à Spencer City !"
Il se tordait de rire au milieu de Main Street. Warms l'interrompit, calmement, une lueur
de tristesse dans un oeil. Il était le seul à Spencer City à exprimer des sentiments
différents avec chacun de ses yeux. Il répéta la dernière phrase de Farrow.
"Il ne reste plus une goutte d'alcool à Spencer City."
Puis il respira profondément.
"Et plus un seul habitant."